À quoi joue l’armée égyptienne ? edit
La mise en avant des crimes attribués à la famille Moubarak peut occuper l’opinion publique un certain temps. C’est probablement le calcul des militaires et de leurs alliés. Mais cette gestion tactique de la révolution égyptienne cache de plus en plus mal l’immobilisme des élites. Que souhaitent les militaires et quelles sont leurs stratégies ?
Rappelons les faits : l’afflux de manifestants place Tahrir entraîne le départ de Hosni Moubarak, parce que les militaires lui ont fait défaut. Il est difficile d’entrer dans l’esprit d’acteurs que l’on ne connaît que fort peu, mais il semble clair que l’intervention de l’armée, à l’encontre de celui qui était constitutionnellement et symboliquement son chef, fut motivée par le désir d’en finir avec un scénario de succession – Gamal Moubarak succédant à son père – dont elle ne voulait pas et d’éviter que le pays ne sombre dans le désordre. C’était d’autant plus facile que les demandes des manifestants se focalisaient sur Moubarak, en faisant la source de tous les maux du pays. C’est dans cette logique que l’armée a géré l’après-Moubarak.
Mais plutôt que de s’entendre avec les libéraux de la place Tahrir et de favoriser une prise en compte des revendications multiples émergeant derrière leur détestation du chef de l’Etat, elle s’est attachée à clore la crise politique, notamment en adoptant un calendrier constitutionnel serré (réforme constitutionnelle limité aux conditions d’élection du Président, élections législative à l’automne, présidentielle à suivre), qui leur était défavorable, et en se rapprochant des Frères musulmans. Ces derniers, qui n’avaient rejoint le mouvement protestataire que tardivement, en devinrent alors les premiers bénéficiaires parmi les opposants. Les Frères musulmans ont ainsi participé à la première réforme constitutionnelle et soutenu le référendum pour son adoption que refusaient les révolutionnaires de la place Tahrir et leurs soutiens, notamment Mohammed El Baradai. En résumé, l’alliance de deux conservatismes – celui des militaires et celui des Frères – a permis de stabiliser la situation au profit des élites gouvernantes et de conserver l’essentiel des rouages du régime qui a largement survécu au départ de son chef. Il n’est pas douteux que la plupart des membres de l’ancien parti présidentiel, le PND, eux-mêmes parfaitement conservateurs (notamment du point de vue religieux) et qui sont avant tout des notables, se sont recasés ou se recaseront aisément dans ce paysage faiblement modifié. Il reste, toutefois, à consolider cet état de choses
La réussite de cette opération implique de faire peser la responsabilité de tout ce qui ne va pas, non sur l’armature institutionnelle et l’ordre social du pays, mais sur un « clan » d’accapareurs. Depuis plusieurs semaines, l’appareil judiciaire s’en prend à d’anciens ministres et à la famille Moubarak, documentant l’accusation de prédation par des listes de biens et de comptes bancaires. L’ancien chef de l’État et ses fils ont été déférés devant un tribunal pénal pour la répression des manifestations et pour détournement de fonds. Il ne fait pas de doute qu’il s’agisse d’un procès politique. Dans la forme tout d’abord, puisqu’on ne peut qu’être dubitatif sur le sérieux d’une instruction si courte à propos de faits aussi complexes à établir. Dans le fond ensuite, en entendant « politique » dans le sens de « stratégique ». La mise en procès des Moubarak c’est, si l’on peut ainsi dire, l’arbre d’une justice « révolutionnaire », c’est-à-dire rapide et exemplaire – en fait, sommaire –, destiné à cacher la forêt de la normalisation. Il s’agit d’attester publiquement que la faute de tout revient aux Moubarak et à leurs proches ; et, en même temps, de couper l’herbe sous les pieds des libéraux de la place Tahrir qui, en ayant fait du départ puis de la mise en jugement de l’ancien chef de l’État le mot d’ordre de leur mouvement, auront du mal à rebondir sur d’autres revendications. Il est infiniment plus simple de créer des solidarités contre un homme que de rassembler sur un programme. Bref, le procès est censé donner l’illusion d’une révolution qui continue, là où aucune révolution n’a eu lieu.
Cette opération peut-elle réussir ? Il est clair (ou il devrait l’être) que les problèmes économiques et les considérables déséquilibres sociaux de l’Égypte ne sont pas la conséquence de la prédation attribuée au « clan » Moubarak. Le socialisme nassérien, l’affairisme effréné inauguré par Sadate, le libéralisme colbertiste de la période Moubarak, sorte de chat-chien produisant de l’immobilisme au prétexte de produire de la stabilité, sont les vraies raisons de la situation actuelle. Que l’autoritarisme et, surtout, l’indécente longévité politique de l’ancien chef de l’État portent une importante part de responsabilité dans celle-ci est une évidence ; mais cette responsabilité est celle d’avoir conduit de mauvaises politiques publiques et, souvent, pour de mauvaises raisons ou de n’être pas allé au bout des bonnes politiques publiques et, toujours, pour de mauvaises raisons. De manière générale, ont été écartées toutes les politiques qui pouvaient entraîner des troubles sociaux et ont été négligés tous les domaines d’activités de l’Etat qui ne risquaient pas d’en provoquer. Ce fut, notamment, le cas de la santé ou de la protection sociale. Le régime autoritaire s’est donné les moyens de se maintenir au lieu de se donner les moyens de conduire les réformes nécessaires, sa force se mâtinant de beaucoup de faiblesse. Or, c’est l’appareil de ce régime, admirablement rompu à l’immobilisme, qui demeure aux commandes, comme demeure la situation structurelle – économique et sociale – de l’Égypte. La mise en avant des crimes attribués à la famille Moubarak pourra peut-être occuper un certain temps l’opinion publique. C’est probablement le calcul des militaires et de leurs alliés. Ceci devrait permettre de poursuivre l’application du calendrier constitutionnel rapide et d’élire le Parlement puis le président sans trop de remous, dotant le régime d’une légitimité nouvelle et difficilement contestable. Ainsi s’achèverait l’épisode dit « révolutionnaire ». Il aurait amené deux changements majeurs. En premier, rattacher les gouvernants aux gouvernés en explicitant leurs dépendances vis-à-vis d’eux, un mouvement de protestation tenace mais loin d’être immense ayant réussi à faire partir un président installé depuis trente ans aux commandes du pays. Ce rappel de la fragilité des positions ne peut être que salutaire. En second, redistribuer les cartes de la vie politique en y insérant un ensemble d’acteurs qui, jusqu’alors, en étaient exclus, notamment les Frères musulmans – que ce soit un bien plutôt qu’un mal est, pour l’instant, indécidable. Quant à la question sociale, elle n’a tout simplement pas avancé d’un pas.
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