L’incontournable changement edit
Chacun connaît la formule de Lampedusa : « Il est nécessaire que tout change pour que tout reste pareil. » Cette formule est cynique, mais la situation historique à laquelle elle s’appliquait était compatible avec sa mise en œuvre. Il s’agissait d’agréger un nouveau groupe social à la classe dominante de l’ancien royaume des Deux-Siciles. Peut-elle s’appliquer à l’actuelle situation post-électorale ?
Rappelons rapidement celle-ci. Le Nouveau Front populaire arrive en tête, de peu, certes, mais en tête. Ce placement était imprévu, de sorte que l’imprévision compense la modestie du résultat en lui donnant un certain éclat. La coalition Ensemble arrive en deuxième position derrière le NFP ; le parti d’Emmanuel Macron remporte 98 sièges, ce qui en fait le deuxième parti de l’Assemblée après le Rassemblement national, qui compte 126 sièges. Au sein de sa coalition, Renaissance se place largement devant le MoDem et devant Horizons, qui se situent chacun à un tiers de ses résultats. Sans doute, ce score comparé à celui de 2017 marque-t-il plus qu’un désaveu mais, ramené à l’atmosphère de catastrophe enclenchée par la dissolution, il atteste d’une résilience insoupçonnée. La victoire avortée du Rassemblement national le place en troisième position, après qu’il a pu rêver de la majorité absolue. Ce revers sur les prévisions minimise la réalité du gain remporté par le parti d’extrême droite. Il campe en force dans les faubourgs du pouvoir. Les protagonistes se situent à bonne distance de la majorité absolue, n’atteignant même pas une majorité relative suffisamment consistante pour leur permettre de naviguer à vue dans le dédain des autres composantes de l’Assemblée, ainsi que le faisait la défunte majorité présidentielle. Rien n’est tranché, rien n’est délié. Les Républicains, parti de chefs, survivent, l’esprit obscurci par le souvenir de leur importance passée.
Ces résultats confirment la folie que fut la dissolution, faite sur la base d’un scrutin inadapté qui implique la formation de coalitions ante-électorales entravant ou bloquant la fabrique post-électorale de coalitions de gouvernement. Le choix de dissoudre sans avoir changé le mode de scrutin indique qu’il s’agissait moins « de redonner la main aux Français » que d’achever de faire éclater la NUPES et de tenter, une nouvelle fois, de fracturer les Républicains. L’anecdote de la « grenade dégoupillée », qu’elle soit vraie ou fausse, décrit parfaitement le but recherché et la brutalité de la méthode utilisée. Pourtant, la grenade n’a pas rebattu suffisamment les cartes pour qu’il soit possible d’avancer, offrant une figure inverse à la victoire à la Pyrrhus : la défaite à la Macron, défaite pourtant avérée mais qui ne crée aucun vainqueur et replace même au centre des jeux stratégiques le bloc plus ou moins uni constitué par les vaincus. Le seul résultat optimiste de ce gâchis – sous bénéfice d’inventaire ! – est que presque deux tiers des électeurs n’ont pas voulu la victoire du RN et que, malgré la saillance de leurs antagonismes, la plupart des partis politiques se sont accordés pour la juguler.
Mais, au total, toutes les bonnes raisons positives que l’on a de rejeter l’extrême droite n’aboutissent qu’à un vote par nature négatif, quelque important qu’il soit. Dès lors qu’il s’agit de choisir un chemin pour sortir de l’ornière, les électeurs sont incapables de fournir une majorité. La détestation déraisonnable d’Emmanuel Macron et le refus salvateur de l’extrémisme ne suffisent pas à la créer.
C’est ici que nous revenons à la formule de Lampedusa, puisqu’après les affres d’une campagne imprévue d’à peine trois semaines et sept jours anxieux passées à craindre le pire, nous nous retrouvons avec le même problème consistant à accommoder, sur sa gauche et sur sa droite, un bloc central, lequel, quoique rabougri et effervescent de luttes intestines, n’en continue pas moins à être incontournable. Les mêmes questions se posent que celles qui se posaient juste avant : comment attirer les sociaux-démocrates restants à gauche et la droite non lepénisée de l’intérieur demeurant chez les Républicains ? Nous nous trouvons aussi loin que naguère d’une telle possibilité ; tout au contraire, celle-ci s’augmente de nouvelles difficultés. Les Républicains entendent bloquer, par la menace d’une motion de censure, tout élargissement du bloc central sur sa gauche, en faisant porter à l’ensemble des membres actuel du NFP la souillure de leur alliance avec LFI. Cette stigmatisation par contagion, digne des sociétés traditionnelles, cache sans doute une stratégie bien moins reluisante : empêcher le bloc central de s’étendre sur sa gauche et, partant, de se consolider. Pareillement, les Républicains ne veulent pas lui offrir une extension sur sa droite en s’alliant avec lui dans une combinaison gouvernementale. Ici aussi le cynisme prévaut : il s’agit de ne pas préempter les chances du parti de placer son nouveau leader, Laurent Wauquiez, à l’Élysée lors des présidentielles. Il leur faut donc un gouvernement suffisamment fort pour tenir le pays, en évitant les péripéties qui pourraient contrarier leur plan, et suffisamment déficient pour n’être pas le ferment d’un renouveau de l’ancienne majorité. Un tel mépris de l’intérêt national au nom de celui-ci laisse pantois.
Bien sûr, un gouvernement porté par la seule alliance des gauches ne pourrait se maintenir très longtemps. Mais est-ce la stratégie de ses dirigeants ? N’est-elle pas plutôt de faire passer par décret toutes les mesures qui peuvent l’être, profitant de ce que le Parlement n’étant pas en session, leur gouvernement ne risquerait nulle censure ? La rentrée venue, il soumettrait à celui-ci les réformes emblématiques du mécontentement des Français, notamment l’abrogation de la loi sur les retraites. Si le RN ne la votait pas, il se décrédibiliserait auprès d’une partie de son électorat. S’il la votait, la gauche remporterait une indéniable victoire. Il en découlerait des jours difficiles au gouvernement qui, lui succédant, voudrait la rétablir. Cela dit, il n’en aurait pas la majorité dans l’Assemblée qui vient d’être élue. Au terme de ce possible succès, le gouvernement des gauches serait probablement rapidement renversé, tombant du bon côté de l’histoire comme un gouvernement réformateur empêché. On peut comprendre jusqu’à un certain point cette stratégie, au moins parce qu’elle ne passe pas par pertes et profits les attentes d’une vaste partie de l’électorat.
Ce qui nous ramène une dernière fois au précepte de Lampedusa. Son succès implique malgré tout que quelque chose change, en contrepartie de tout le reste qui ne changera pas. C’est le secret de la formule : la Sicile devient italienne, les riches fermiers et les bourgeois rachètent les terres des aristocrates et ceux-ci deviennent leurs gendres. Mais rien de tel n’apparaît dans la constitution d’un gouvernement soutenu par le bloc central, quand bien même ne devrait-il pas passer sous les fourches caudines des Républicains. Deux types de demandes pressantes remontent d’une large partie des électeurs et, en particulier, de ceux qui soutiennent le RN : des gratifications symboliques touchant à la nation et des gratifications matérielles, touchant à leur niveau de vie comme aux difficultés qu’ils rencontrent quotidiennement. La posture dominante au centre comme à droite est de faire droit aux premières et de ne rien lâcher de significatif sur les secondes : rien sur le SMIC, rien sur les retraites, rien sur les prix, rien sur l’ISF. Le positionnement de Bruno Le Maire est emblématique de ce point de vue. Il n’est, pourtant, pas certain que la limitation du nombre des étrangers acceptés en France modifiera sensiblement le sort des employés et des ouvriers du monde rural. Un nouveau gouvernement assis sur bloc central fera-t-il mieux que ce que ses prédécesseurs ayant déjà la même assise ont déjà fait ? Alors qu’un bouleversement s’annonçait, les électeurs partisans d’un choix extrême (qui, du reste, ne leur apparaît pas comme tel) se satisferont-ils de ce qui apparaîtrait comme le prolongement d’une politique dont ils ont voulu s’extraire ? On peut en douter.
À entendre parler une partie des dirigeants de la droite et du centre, et notamment le président du Sénat, faussement bonhomme et véritablement doctrinaire, on ne devrait rien changer de significatif dans la perspective des « attentes des Français », sauf donner plus d’autorité, de sécurité et de régalien. Le retour des peines planchers arrondira-t-il les fins de mois ? Cette perception hémiplégique d’un électorat d’extrême droite en souffrance ne peut que le renforcer. Certes, on peut plaider pour la rationalité des choix, pour la modération et pour le juste milieu, pour la rigueur budgétaire, la politique de l’offre et la rémunération du travail, mais on ne plaide pas seulement la continence et la continuité à des électeurs énervés par le sentiment de ne pas être pris en compte dans le fondement matériel de leur vie. Le fait est que l’extrême droite ne cesse de progresser et de se normaliser et, plus encore, que ses idées simples et mobilisatrices, trop souvent reprises par les modérés et devenues le fond de pensée de la droite républicaine, ne cessent de se diffuser.
Si le mélodrame que nous avons vécu aboutit à remettre sur le métier les mêmes politiques que celles suivies jusqu’à présent, la prochaine élection risque fort de voir l’arrivée au pouvoir du RN. Quelque chose de ce que demandent aujourd’hui ses électeurs doit leur être donné, qui soit et symbolique et significatif ; c’est ce qu’il faut pour revenir à la raison et renouer avec le sérieux en politique. Dans cette perspective, l’intérêt de la République est de privilégier le social, parce que c’est là que sont les propositions les moins clivantes. Si un gouvernement portant une telle politique, incluant le bloc central et la gauche, ne parvient pas à s’imposer, rien n’aura changé, et l’extrémisme en sortira vainqueur.
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