Le Conseil constitutionnel et le régime représentatif edit
Nous savions que la France insoumise n'était pas favorable à la démocratie représentative. Ce point de vue pouvait se prévaloir de la clarté affichée par des préférences politiques clivantes pour des régimes illibéraux. Il en était de même de l'extrême droite. Nous apprenons, maintenant, que c'est aussi le cas des Républicains. Ce n'est pas très étonnant si l'on considère la pente qu'ils dévalent en roue libre depuis plusieurs mois. Cela n'en reste pas moins choquant, puisque, ce faisant, ils prêtent main forte aux ennemis de la démocratie représentative laquelle ne s'entend plus aujourd'hui sans le constitutionnalisme.
Le constitutionnalisme, c'est le principe de soumission des pouvoir publics et, in fine, du souverain lui-même – les citoyens lorsqu'ils s'expriment par une votation – aux normes constitutionnelles, qui définissent le fonctionnement des institutions politiques et les droits et obligations des personnes comme des entités reconnues par la Constitution. Cette soumission n'est pas déclarative. Elle est exercée par une instance spécialisée à la fois nécessaire au régime représentatif contemporain et, cependant, extérieure au principe d'autorité qui l'a constitué. Cette autorité provient, en effet, du statut et de la relation interprétative de ses membres à un ensemble de normes et non de la relation élective liant les instances de gouvernement à l'ensemble des citoyens. Pour le dire en une formule ramassée, le souverain ne peut être son propre juge, et encore moins ses représentants. Ce que nous y gagnons est évident : le fait que la liberté de tout un chacun et le respect de ses justes intérêts ne dépendent pas des fluctuations de la majorité et de l'effervescence de l'opinion. Ce faisant nous revenons à un principe fondamental du régime représentatif : éviter les fourvoiements de la démagogie et des passions, en ordonnant et en contenant les processus décisionnels. Le parlementarisme rationalisé, le strict règlement intérieur des assemblées et l'instauration d'un juge de constitutionnalité en sont notamment les expressions. De ce point de vue, la Constitution de la Cinquième république, dans sa formulation initiale et plus encore dans ses réformes, s'inscrit dans le constitutionnalisme. Elle substitue le Conseil constitutionnel à l'atone Comité constitutionnel de la Quatrième république [1], mettant enfin un terme à la souveraineté parlementaire qui faisait des représentants les juges de la constitutionnalité des lois qu’ils adoptaient.
Sans doute cette conception choquera-t-elle ceux, à l’évidence nombreux, qui pensent que la démocratie représentative réside dans l'impulsion directe et sans fard d'une volonté issue du « peuple », mais le Parlement a d'abord pour fonction de « décanter » les contenus propositionnels de cette impulsion. Il s'ensuit que les institutions mises en place en 1958 ne visaient pas tant, comme on le répète à l'envie, à amoindrir le pouvoir législatif qu'à éviter que le jeu des parties n'impose par trop le primat du régime de l'opinion et des passions politiciennes dans les délibérations.
La trajectoire du débat parlementaire sur la loi « immigration » prouve amplement l'actualité et la nécessité de cette précaution. Qu'avons-nous vu ? Un parti minoritaire, Les Républicains, à l'avenir politique indécelable, profiter du désir effréné du chef de l'Etat et du ministre de l'Intérieur de légiférer sur l'immigration pour monnayer au prix fort le soutien de son groupe parlementaire. Le prix en fut l'importation d'une collection de mesures tirés de l'extrême-droite : préférence nationale, déchéance de nationalité, suppression de l'automaticité du droit du sol, etc., allant bien au-delà de ce qu'avait rajouté la droite sénatoriale aux dispositions initiales du projet de loi. Ne voulant ni ne pouvant sans risques utiliser l'article 49.3., la majorité relative dut passer sous les fourches caudines des Républicains. Il ne fut alors que trop visible, qu'au-delà de la volonté d'afficher une identité forte dont ils espéraient qu'elle contribuerait à rameuter leur électorat, ils se plurent à tirer vengeance du président de la République et de son ministre de l'Intérieur, reprochant à l'un d'avoir débauché tant des leurs et à l'autre de les avoir trahis. Ils abusèrent ainsi des circonstances pour infliger une défaite, qu'ils espéraient cinglante, à leurs adversaires, sans respect pour leur travail de législateur, qui est de fabriquer sérieusement la loi. C'est cette licence que le Conseil constitutionnel a sanctionné en annulant les cavaliers législatifs.
La leçon est simple, plus forte encore que s'il avait principalement jugé sur le fond (il ne pouvait, du reste, pas le faire, puisque cela eut impliqué d'ignorer les cavaliers législatifs). Ce faisant, le Conseil constitutionnel a fait exactement ce pourquoi il avait été initialement créé : contenir les dévergondages politiciens dénaturant l'action du Parlement. Il est donc troublant, voire comique, de prendre connaissance de déclarations d'Eric Ciotti et de Laurent Wauquiez, le premier parlant de « hold-up démocratique » et le second de « coup d'Etat de droit » [2]. Venant de personnalités politiques s'identifiant comme gaullistes, ces exclamations effarouchées font penser à un pape qui s'offusquerait du primat de l'évêque de Rome.
Au-delà du ridicule de cette posture se pose toutefois, plus largement, la question préoccupante de la culture du constitutionnalisme ou, plus exactement, de son inculture généralisée. De ce point de vue, la responsabilité des acteurs politiques et des commentateurs médiatiques apparait considérable, lorsqu'ils opposent la décision du Conseil constitutionnel et les « attentes des Français », telles qu'elles apparaissent à l'occasion des sondages, notamment celui conduit par Odoxa les 20 et 21 décembre derniers. Aux termes de celui-ci, 50% des Français sont satisfaits de la loi votée et 72% sont d'accords avec les dispositions les plus « droitières » qu'il contient [3]. Le Conseil constitutionnel n'a, cependant, que faire des attentes des Français et l'on devrait même le supprimer s'il s'en préoccupait. Sa fonction est de dire le droit, non pas pour la beauté de la chose, mais afin de protéger ces mêmes Français de l'arbitraire et des abus. En pratique, il s’agit de vérifier que certaines dispositions d'une loi ne contreviennent pas à des dispositions et à des principes constitutionnels mis en œuvre par et dans d'autres lois. La justice constitutionnelle nous prémunit ainsi contre un certain type d’effets collatéraux inaperçus ou sous-estimés d'une loi. Si la loi X porte atteinte à un droit constitutionnel dans un cas précis, je peux, bien sûr, me considérer à l'abri, si je ne relève ni de ce cas ni de la population qui en ressortit. Toutefois, une telle sécurité est illusoire, parce que cela signifie que le respect d'un droit constitutionnel est relatif à la considération apportée (ou pas) aux situations et aux personnes. C'est cette relativisation des droits en fonction de qui et de quoi aussi bien que des changements de majorités et, partant, des points de vue sur ce qu'il faut ou ne faut pas faire en matière de politique législative que le contrôle de constitutionnalité vise à éviter. On ne peut pas demander au Conseil constitutionnel d'être à la fois laxiste sur le respect de la Constitution, s'agissant des migrants, et sévère s'agissant des nationaux, parce qu'on pourrait, ensuite, le lui demander pour telle catégorie de Français par opposition à telle autre, et ainsi de suite, de sorte que plus personne, à terme, ne lui ferait confiance. La vérité est qu'on peut faire confiance au Conseil constitutionnel parce que, précisément, il ne tient pas compte de l'opinion des Français.
À un moment où l'on parle de restaurer l'instruction civique et de revaloriser les droits et les devoirs, peut-être conviendrait-il de songer surtout à faire la pédagogie du régime représentatif, qui n'est assurément pas cette niaiserie colportée par la trilogie attribuée à Abraham Lincoln : « Le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Le système représentatif implique une machinerie complexe qui, à la fois, met les gouvernants dans la dépendance électorale des gouvernés et leur assure la marge nécessaire d'indépendance pour ne pas gouverner sous les diktats de l'opinion. Ce n'est pas tout : cette machinerie sert aussi à décanter ladite opinion. Lorsqu'il s'agit de faire la loi le gouvernement et les parlementaires doivent ainsi arbitrer entre plusieurs intérêts et des conceptions différentes de ce qu’il faut faire. La plupart sont prises en compte, quoique de manière différenciée, non parce que le gouvernement et les parlementaires sont vertueux (ce qu'ils peuvent bien sûr être), mais parce qu'ils savent que leur élection est le fait d'une pluralité d'électeurs ayant en partie des traits distincts, qu’ils ne peuvent pas insatisfaire entièrement. Ils sont donc amenés à rechercher un équilibre minimum dans les mesures qu'ils prennent, y compris lorsqu'elles sont portées par une préférence idéologique. Ils doivent, ensuite, discuter de la loi, non en séance publique, où ils parlent plutôt au public exclusif qu'ils se donnent, celui qui les distingue des autres groupes politiques, mais dans les commissions parlementaires. La loi adoptée est, ensuite, si besoin est, examinée par le Conseil constitutionnel sous un tout autre angle. C'est cette trajectoire, ces multiples contraintes qui font que la loi est autre chose que la transcription automatique d'un état de l'opinion, voire qu'elle puisse prendre l'opinion à contre-pied. Si celle-ci, seule, faisait la démocratie, la souveraineté nationale pourrait, sans difficultés, être déléguée au plenum des instituts de sondage et le gouvernement à leurs directeurs. Méconnaître le système institutionnel qui est le nôtre finira par nous amener à le détruire sous prétexte de le sauver.
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