Faut-il anonymiser les auteurs d’attentats? edit
Depuis l’attentat du 14 juillet dernier à Nice, des voix diverses et nombreuses se sont élevées pour demander une anonymisation des auteurs des attentats. Une pétition adressée au CSA a connu un grand succès. Lancée le 20 juillet, elle a recueilli, au 24 septembre 2016, 166 578 signatures. Le 20 juillet le Sénat avait déjà voté un amendement à la loi qui prolonge l’état d’urgence et renforce les mesures de la lutte antiterroriste prévoyant que le CSA dans le cadre de la protection des mineurs et de la dignité de la personne humaine (article 15 de la Loi du 30 septembre 1986) « élabore un code de conduite sur la couverture audiovisuelle des actes terroristes ». Le 21 juillet, Juliette Meadel, secrétaire d’État chargée de l’aide aux victimes, annonçait la création d’un groupe de travail pour réfléchir à l’éthique des médias et à la « possibilité de donner de l’information [sur les attentats et leurs auteurs] sans contribuer à leur glorification ». Le 27 juillet deux députés Les Républicains, Marine Brenier et Meyer Habib, annonçaient déposer une proposition de loi pour interdire, sauf requête du ministère de l’Intérieur, la divulgation de la photographie ou de l’identité des personnes poursuivies pour acte de terrorisme.
Le même jour, plusieurs rédactions, celles de BFM TV, d’Europe 1, de La Croix, du Monde, France Média Monde (RFI, France 24 notamment) décidaient de limiter dans leurs éditions les informations relatives à l’identité des auteurs. Europe 1 ne donnera plus que le prénom et l’initiale du nom, sans photo. « Pour éviter la glorification posthume », Le Monde « ne publiera plus de photographie des auteurs d’attentats ». Jérôme Fenoglio, directeur du Monde, légitime sa décision par la nécessité de s’adapter « aux pratiques d’un ennemi qui retourne contre nous tous les usages, tous les outils de notre modernité […] si nous voulons briser la stratégie de la haine, si nous voulons vaincre sans nous renier. » Mais au lendemain de sa déclaration, il restreignait cette renonciation aux images tirées de leur vie quotidienne ou celles précédant leur passage à l’acte. BFM TV et France Média Monde disent renoncer à la publication des photos des auteurs.
Les médias ont animé le débat en donnant la parole à de nombreux experts, experts du djihadisme, experts ayant rencontré des jeunes radicalisés, partis et revenus de Syrie, spécialistes du traumatisme. La plupart des psychologues et psychiatres interrogés font part de leur inquiétude devant l’impact de la médiatisation des attentats. Le professeur de psychopathologie Fethi Benslama insiste sur le caractère adolescent et fragile des candidats au djihad, et à l’importance que revêt leur médiatisation dans les médias mainstream. Il voit un signe de ce désir de médiatisation dans le fait qu’ils laissent souvent leur carte d’identité visible. Les psychiatres Richard Rechtman, Roland Coutanceau, notamment, se prononcent également pour une anonymisation plus ou moins stricte pour éviter l’héroïsation des auteurs. Marianne Kedia, psychologue et spécialiste du trauma, étend la question au traitement anxiogène des attentats et aux phénomènes de sidération que cela entraîne, pour elle la répétition en boucle des images du drame relève d’un fonctionnement analogue à celui d’un « cerveau traumatisé ».
Le 20 septembre deux associations qui souhaitent entretenir le débat autour de la déontologie et de la qualité de l’information, l’Observatoire de la déontologie de l’information, présidé par Patrick Eveno, et Les Entretiens de l’information, présidé par Jean Marie Charon, rassemblaient chercheurs, acteurs des médias et du monde politique, représentants du public, pour deux tables-rondes sur la médiatisation de l’attentat de Nice, dont une consacrée au traitement des auteurs d’attentats eux-mêmes. Les divergences d’opinion apparaissaient à nouveau mais dans le même temps s’affirmaient également des préoccupations communes.
Tous les acteurs, du moins ceux présents, étaient sensibles aux risques d’une censure étatique sur l’identité des auteurs, décidée par le ministère de l’Intérieur. Elle risquerait de diminuer la capacité des médias à conduire parallèlement aux instances judiciaires des enquêtes essentielles pour l’information du public. Il paraissait également difficile que cette interdiction légale soit efficace sur un espace public numérique dont les frontières sont poreuses, sachant que les médias des pays européens ne seraient pas soumis au même interdit. Fethi Benslama en appelait au contraire à un « « pacte » des médias, c’est-à-dire à une démarche volontaire susceptible de dépasser la question du nom des auteurs ou de leur photo. Juliette Méadel évoquait des discussions avec des rédactions qui commenceraient à se donner des règles pour diminuer la valorisation des auteurs des attentats en évitant la reprise de leurs photos dans les bandeaux, dans les annonces, sur les Unes… La question du cadrage, de la bonne distance devrait être abordée dans les bonnes pratiques à promouvoir. Pour que le public ne soit pas dans la sidération, encore faut-il que l’image et les messages transmis préfigurent également cette distanciation.
Plusieurs journalistes et responsables de médias sont opposés à l’anonymisation qui risque de favoriser les discours complotistes, et ceux du Front National qui voit dans ce type de décision une volonté de masquer leurs origines. Si pour certains experts, comme le journaliste David Thomson, la médiatisation la plus importante dans la sphère djihadiste est celle qui a lieu sur les réseaux djihadistes, sur lesquelles une telle interdiction n’aurait pas prise, pour la plupart des experts, il est nécessaire de prendre en compte la stratégie de l’organisation Daech elle-même, et le fait que le djihad médiatique constituerait pour elle « la moitié du djihad ».
L’histoire des médias montre en effet que les modalités de médiatisation des attentats et de leurs auteurs relèvent de positionnements aussi bien politiques qu’éthiques ou déontologiques. Au-delà des principes issus des droits de l’homme, respect de la dignité de la personne, préservation de l’ordre public et de l’intérêt général, droit du public à l’information, qui viennent irriguer la déontologie, se pose la question de la caisse de résonnance que les médias offrent à ces actes, l’effet de sidération que l’ampleur d’une médiatisation en boucle procure.
Les principes déontologiques doivent donc être adaptés au contexte de réception. Le contexte actuel est à la fois celui d’une société choquée par l’émergence en son sein d’individus, se revendiquant d’une religion musulmane, et prêts à tuer de sang-froid des civils désarmés, enfants ou non, au risque de leur propre mort. L’urgence est donc de préserver la capacité de la société à se mobiliser à la fois contre le terrorisme et la radicalisation, mais aussi contre ses effets collatéraux que sont la stigmatisation des personnes musulmanes, et la mise en cause de la tolérance religieuse dont le principe de laïcité devrait être le vecteur. L’objectif d’un terrorisme médiatique comme l’est celui de Daech, dans la lignée de la spectacularisation de la violence du 11 septembre, est une déstabilisation des sociétés démocratiques occidentales dans leur capacité à organiser des sociétés individuées, dans lesquelles le positionnement religieux, comme athée, est une des formes de la liberté individuelle.
Mais les sociétés individuées sont aussi des sociétés où se développent des identités collectives et des sentiments d’appartenance à des communautés imaginaires, autour notamment d’enjeux ou de signes culturels. Le contexte de réception est également celui d’adolescents fragilisés dont les repères de vie sont écartelés entre des normes culturelles opposées et mal digérées, et qui croient trouver un sens à leur vie dans un sacrifice humain médiatisé, en témoigne l’obsession de la retransmission et l’enregistrement des actes terroristes. Le contexte de réception est également celui d’une culture médiatique omniprésente qui réduit l’identité individuelle à des traces laissées sur les espaces médiatiques.
C’est la question du rapport de nos sociétés contemporaine à l’image que pose en définitive la médiatisation des attentats et de leurs auteurs, mais aussi de leur fascination pour le crime et la violence, et leur tendance à la simplification au risque de désigner des boucs émissaires. Attirés systématiquement par la monstruosité des actes, les acteurs médiatiques doivent apprendre à résister à ce qui est un moteur facile de l’audience. Ils ne peuvent le faire seuls, puisque leur modèle économique, doublé de la caisse de résonnance des réseaux sociaux, qui est aussi un nouvel aiguillon de concurrence, les y encourage. La société civile dans toutes ses composantes, du moins toutes celles qui ont à cœur de préserver un modèle de régulation sociale autour de la tolérance des différences individuelles, du pluralisme et des forces de la paix, peut les y aider. Résister à la peur, à l’anxiété est plus que jamais ce qui doit servir de ciment à la mobilisation de la société civile. Les médias, les politiques doivent s’y atteler. Cela ne doit pas se faire non plus dans la dénégation des difficultés, des discours radicaux, sécessionnistes et de leur danger, de quelque bord qu’ils soient. Comme le déclarait récemment Jacques Sémelin, historien, spécialiste des phénomènes de destructions massives, « il existe aujourd’hui des foyers de guerre réels au sein de la société française. […] Pour autant, les travaux que j’ai menés sur la résistance civile montrent qu’il n’y a pas de déterminisme. […] Tout dépend en fait de la capacité des sociétés à faire face à la peur. Ce qui compte avant tout, c’est la cohésion sociale et le potentiel de mobilisation dans la société, de mise en œuvre de la solidarité, du refus des amalgames. » (La Croix, 19 juillet 2016).
L’anonymisation déjà mise en œuvre par certains médias ne fait pas obstacle à la connaissance des parcours de vie des auteurs, ni à celle des résultats de l’enquête. Elle constitue une première forme de résistance civile. Les modalités de la médiatisation en constitueront d’autres permettant à tous de garder sang-froid et capacité à faire face aux événements.
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