Drôle de crise en Allemagne edit
Un ministre de l’Intérieur mégalo et erratique qui s’affronte ouvertement à sa Chancelière sur la politique d’asile ; une CSU bavaroise qui tente de transformer les élections régionales d’octobre en référendum contre la politique d’Angela Merkel, même au prix d’une rupture de l’union chrétienne-démocrate (CDU-CSU) et d’une chute du gouvernement fédéral : au bout d’un drame oscillant entre farce et tragédie, l’Allemagne a échappé à la crise politique majeure. Finalement, la CSU a stoppé sa course suicidaire au dernier moment. Mais son entêtement sur un aspect mineur de la politique d’immigration, gonflé à dessein à des fins purement politiciennes, a ravagé le paysage politique. La stabilité gouvernementale est atteinte, la position de la Chancelière s’est affaiblie, la méfiance dans la classe politique et ses jeux partisans s’est renforcée. Surtout, en dramatisant à excès la question de l’immigration qui s’était pourtant calmée suite à une politique de plus en plus restrictive, et en adoptant l’argumentaire et la tonalité du parti national-populiste (Alternative für Deutschland, AfD), la CSU a franchi une ligne rouge. L’AfD s’en frotte les mains : il est le seul gagnant de cette affaire.
C’est dire que cette crise politique se situe dans le contexte plus général de la montée des populismes en Europe. Comme ailleurs, l’AfD exprime des soucis identitaires et sécuritaires face à la mondialisation et aux mouvements migratoires, ainsi qu’un réflexe anti-européen prononcé. La crise des réfugiés ouverte en 2015 par la décision d’Angela Merkel d’ouvrir les frontières a accéléré la montée en force de l’AfD, avec son entrée au Bundestag comme troisième force politique allemande en septembre dernier. Ce succès des populistes interpelle la classe politique toute entière, et pose les mêmes positions que dans les pays voisins : Comment s’y prendre face aux populistes ? Que répondre à leurs électeurs, sur le plan du positionnement politique, du langage, du comportement de la classe politique, des politiques concrètes ?
Au-delà du contexte européen, il y a des facteurs nationaux. Le populisme allemand n’est pas vraiment le fruit d’une crise économique. Bien au contraire, l’économie se porte très bien, le chômage ne cesse de baisser en baisse depuis treize ans. Si tout n’est pas rose et si certains problèmes (précarité, décrochage de certaines zones rurales notamment du nord-est) ont pu jouer, les raisons profondes du malaise allemand sont ailleurs. Ensuite, il y a une dimension est-ouest, liée à la réunification. En septembre 2017, l’AfD a obtenu plus de 22 % en Allemagne de l’est (et même 27 % en Saxe) contre 11 % dans la partie occidentale. Ceci ne veut pas dire que l’AfD serait un phénomène purement oriental car elle a fait également des percées dans certaines régions occidentales. Toujours est-il que les Allemands de l’est, après avoir vécu l’écroulement de la dictature communiste de la RDA, semblent plus réceptifs à l’approche du national-populisme. Bon nombre d’eux éprouvent des sentiments de frustration et de manque de considération par les élites, qui se traduisent par une certaine distance, voire méfiance, vis-à-vis des institutions, de la classe politique et des médias. La dénonciation souvent sommaire du vote AfD comme extrémiste sans vraiment s’interroger sur les motifs des électeurs n’a fait que conforter ceux-ci dans leur geste de protestation contre « l’arrogance » des élites.
La présence de l’AfD au Bundestag, en dehors des comportements provocateurs et des polémiques qu’elle y a apportés, a changé la donne politique. La formation d’une majorité politique est devenue extrêmement difficile. Il y a désormais six groupes, et sept partis au Bundestag (la CDU et la CSU bavaroise forment un groupe commun). Le problème n’est pas qu’arithmétique. Les six mois de tractations pénibles pour doter l’Allemagne d’un nouveau gouvernement après les législatives de 2017 ont révélé que les vertus qui ont toujours marqué la vie politique allemande - le pragmatisme, la modération et la capacité à négocier des compromis – semblent s’éroder. Sur les sept partis représentés au Bundestag, deux – la gauche socialiste et l’AfD – ne veulent pas gouverner, un troisième – le parti libéral – a affiché une intransigeance qui cache mal sa répugnance à assumer des responsabilités gouvernementales, un quatrième, le SPD, s’est déchiré entre un désir profond d’opposition et le devoir de responsabilité pour rendre le pays gouvernable. Enfin, un cinquième, la CSU, cède aux tentations populistes qui ont failli saborder le gouvernement actuel auquel il participe pourtant.
Ces nouveaux comportements de nombreux acteurs vont de pair avec un changement du climat politique. La culture politique centriste, pro-européenne, favorisant la modération politique, le pragmatisme et la recherche du compromis, qui avait toujours dominé la vie politique allemande, a cédé du terrain au profit de visions et comportements plus clivants. Un climat de méfiance de la classe politique s’est développé dans une partie de l’opinion publique, qui rejette les compromis nécessaires pour écouter les sirènes prônant des solutions simples, voire simplistes.
Cette évolution est liée à la crise des deux grands partis de gouvernement dont l’alternance avait structuré la vie politique allemande depuis des décennies. Le SPD, vingt ans après son dernier triomphe national quand il dépassait les 40 %, et quinze ans après les réformes Schröder, se trouve dans une spirale du déclin qui l’a fait tomber à 20 %. Il peine a formuler une offre politique capable de rassembler les classes moyennes et populaires et à définir une politique social-démocrate préservant la cohésion sociale dans un monde globalisé en pleine mutation.
La crise de la CDU-CSU n’est pas moins grave. Son succès avait toujours reposé sur sa capacité de rassemblement et de synthèse entre ses courants libéraux, chrétien-sociaux et conservateurs. Or, depuis qu’elle est au pouvoir, Angela Merkel est accusée d’avoir déplacé le centre de gravité du parti vers la gauche, en abandonnant, sans véritable débat, un à un les positions traditionnelles du parti : nucléaire, famille et mariage pour tous, union monétaire, immigration. Ce vide à droite aurait facilité la montée de l’AfD. La frustration des conservateurs, qui couvait depuis longtemps, s’est accélérée avec la crise de l’euro (60 députés CDU-CSU ont refusé le compromis sur la Grèce en 2015) et surtout avec la crise migratoire (la majorité du groupe a imposé une politique plus restrictive). Le conflit de juin/juillet provoqué par la CSU est motivé en partie par ce malaise concernant l’orientation profonde de la mouvance chrétienne-démocrate. D’aucuns rêvent de se débarrasser d’Angela Merkel pour entreprendre une « révolution conservatrice ».
Minée par tous ces conflits intérieurs, la coalition fragile dirigée par une Chancelière affaiblie reste sous tension. Les lignes de faille ne sont pas tellement socio-économiques car les différences entre positions libérales et sociales sont réelles mais pas inconciliables. Au besoin, la bonne situation des finances publiques aidera à financer les compromis. Par contre, le conflit fermeture/ouverture risque de se reproduire dans la politique de migration, d’autant plus qu’une partie de la CDU-CSU est tenté de céder aux sirènes populistes. Enfin, c’est la politique européenne qui risque de pâtir du nouveau climat. Les (maigres) concessions qu’Angela Merkel a fait à Emmanuel Macron sur la réforme de la zone euro ont déjà provoqué l’opposition venant – encore une fois – de la CSU mais partagées par bon nombre de députés CDU. Si le gouvernement allemand pourrait souscrire à des avancées européennes dans les politiques régaliennes (sécurité, défense, protection des frontières), l’Allemagne ne sera certainement pas le partenaire fort de la France, faute d’être capable de (ni prêt à) avancer la refondation européenne dont rêve Emmanuel Macron.
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