Désunion ou fin de règne à la BCE? edit
La dernière décision de la BCE a été marquée par des commentaires critiques venant du cœur même de son instance décisionnelle, le Conseil des Gouverneurs. Ce Conseil est constitué des six membres du Directoire et des 19 gouverneurs des banques centrales nationales. C’est lui qui prend les décisions de politique monétaire, en théorie en votant mais, en pratique, par consensus, ce qui ne veut pas dire unanimité. Des désaccords sont normaux, il est illusoire que 25 personnes soient toujours d’accord sur tout. Ce qui est surprenant cette fois, c’est le nombre de membres (neuf) qui ont jugé utile de rendre leur désaccord public et le fait qu’outre deux Français, ils sont tous originaires du Nord de l’Europe. La démission de la membre allemande du Conseil de Direction a amplifié cette impression. Bonnes et mauvaises raisons semblent avoir joué un rôle.
Le 12 septembre, la BCE a décidé de relâcher la politique monétaire. Elle a abaissé son taux d’intérêt, qui est déjà négatif, elle a relancé son programme d’injection de monnaie qui avait été arrêté en décembre 2018, et elle a indiqué qu’elle continuerait en fonction de l’évolution de la situation, sans limite de temps. Cette décision n’avait rien d’évident. Après tout, la croissance de la zone euro est certes modérée en ce moment, mais cela dure depuis cinq ans et les pronostics n’indiquent pas une récession, du moins à ce stade. Le seul pays en risque de récession est l’Allemagne, ce qui rend paradoxale l’opposition du gouverneur allemand et la féroce levée de boucliers de la presse allemande contre Mario « Draghila ».
Le président de la BCE a avancé trois justifications. D’abord, l’inflation reste depuis longtemps coincée aux environs de 1%, en dessous de l’objectif de « 2% ou légèrement moins ». Ensuite, la politique monétaire agit lentement, il lui faut un an pour déployer ses effets. Ce n’est donc pas la situation d’aujourd’hui qui compte mais celle qui pourrait se présenter dans un an. Les turbulences mondiales, en particulier la guerre commerciale menée par Donald Trump contre la Chine, sont en effet inquiétantes. Finalement, pour ces raisons, les marchés financiers sont devenus nerveux. Une chute boursière globale serait particulièrement malvenue. C’est pour cela que la Réserve fédérale a enclenché un assouplissement de sa politique monétaire. La BCE suit donc le mouvement, ne serait-ce que pour éviter une appréciation de l’euro. Des arguments valides, mais pas impérieux, le désaccord est aisément compréhensible.
En effet, l’inconfortable position de la BCE affaiblit les arguments de Mario Draghi. Depuis sept ans, le taux d’intérêt a été d’abord nul, puis négatif depuis cinq ans. Ce n’est pas sain. Il est invraisemblable de payer quelqu’un pour qu’il vous emprunte de l’argent. Les épargnants ne s’y retrouvent pas ! C’est tout particulièrement difficile pour les retraités et leurs fonds de pensions. De plus, les investisseurs essaient de s’en sortir en plaçant leur argent de manière plus rentable parce que plus risquée. Or accumuler les risques est dangereux. Baisser encore le taux d’intérêt n’est donc pas inoffensif. Cela dit, le faire passer de -0,4% à -0,5% ne change pas grand chose, ce qui rend suspect les gesticulations allemandes sur le thème de la spoliation des épargnants. Mais inversement, une baisse aussi légère le taux d’intérêt a peu de chance de retourner la situation.
C’est bien pour cela que la BCE a aussi décidé de relancer sa politique d’assouplissement quantitatif, qui consiste à injecter de la monnaie en grandes quantités. Cette politique menée depuis mars 2015 avait été conclue en décembre 2018. Elle vient d’être relancée. Il se pose la question de son efficacité et de ses effets secondaires. Son efficacité a été limitée. Au début, le système bancaire ne s’était pas encore remis des crises de 2008 (les subprimes) et 2010 (les dettes publiques). Les injections de monnaie ont permis aux banques de se remettre en selle, mais aujourd’hui les liquidités sont surabondantes. Pourquoi donc en remettre une couche ? La question se pose, d’autant que cette politique a des inconvénients. On peut se gausser des Allemands attachés à la vieille école monétariste qui affirmait que l’inflation suit systématiquement l’évolution de la masse monétaire, dans un délai d’un à deux ans. Depuis 2015, la masse monétaire a plus que doublé, et l’inflation n’a pas bougé. La bonne critique est différente. La combinaison de taux négatifs et d’assouplissement quantitatif[1] fait que le coût de la dette publique a drastiquement baissé. Les Allemands, tout comme les Européens du Nord, redoutent qu’une dette très peu coûteuse ne décourage les efforts pour réduire la dette, qui est très lourde parmi les pays du Sud. C’est d’ailleurs ce que confirme l’exemple de la France, qui ne cesse de remettre à plus tard, la baisse de sa dette publique, proche de 100% du PIB.
Un autre risque est que les taux d’intérêts négatifs pénalisent les banques qui paient pour emprunter à la BCE – où simplement pour leurs réserves déposées auprès de la BCE – sans pouvoir se rattraper sur les comptes de leurs clients en leur imposant aussi un taux négatif. C’est, là encore, une complainte récurrente de l’Allemagne ; il est vrai que ses banques ne sont pas en grande forme. Mais la BCE a répondu à cette crainte en excluant une partie des dépôts des banques du taux négatif et en leur offrant des prêts à taux nul – et non négatif – pour peu qu’elles s’en servent pour faire du crédit à leurs clients. Ce à quoi les critiques du Nord notent que cette mesure va plus profiter aux banques du Sud qui ont parfois du mal à se procurer des liquidités. Tout ceci est vrai et ne fait que renforcer le sentiment que rien ne va de soi dans les dernières décisions de la BCE, sans pour autant prouver qu’elles sont inutiles ou nocives.
Plus généralement, il est peu probable que la BCE soit aujourd’hui en mesure de relancer l’économie. Mario Draghi ne cesse de répéter qu’il a encore des munitions, mais on peut en douter. Pas d’efficacité et des effets secondaires inquiétants, il y a en effet de quoi être sceptique. Les réactions hostiles reflètent ce scepticisme. Ce qui pour Mario Draghi est une démarche de précaution – éviter une récession – est vu comme une prise de risque sur les taux négatifs et l’injection de monnaie sans garantie que c’est nécessaire ou même utile. Ce débat est intellectuellement honnête, et j’avoue que je ne sais pas ce que j’aurais voté si j’avais été assis à la grande table du Conseil des Gouverneurs. Ce qui surprend, c’est que les réactions de ceux qui n’étaient pas d’accord aient été plutôt vigoureuses et immédiatement rendues publiques, rompant ainsi la solidarité qui était de mise auparavant, à un ou deux Gouverneurs près. Même le Gouverneur de la Banque de France, considéré comme le faiseur de consensus, a fait part de sa préoccupation. Cette mauvaise ambiance a frappé les observateurs, qui se demandent s’il ne faut pas y voir plus qu’un débat compliqué.
Depuis huit ans qu’il est à sa tête, Draghi a profondément transformé la BCE. Il a mis un terme à la crise des dettes publiques et n’a pas hésité à innover sur les moyens mis en oeuvre, il a pris en charge la supervision bancaire jusque-là conduite par des autorités nationales souvent peu performantes, il a poussé à la création de l’Union Bancaire. Un bilan admirable, mais il a conduit ces actions de manière quelque peu jupitérienne, bousculant au passage ses collègues plus timorés. Depuis son arrivée, il n’a pas montré beaucoup de patience à l’égard de ce que l’on appelle parfois la vision allemande, parfois désuète et empreinte d’une très grande prudence. Cette vision explique la lenteur avec la BCE a réagi à la crise de la zone euro, ne sortant du bois qu’après l’arrivée de Draghi. On peut donc se demander si cette révolte face à ses dernières décisions n’est pas une sorte de revanche au moment où Draghi achève son mandat.
Mais on peut aussi observer que ceux qui se sont exprimés ont presque tous été des candidats malheureux à sa succession. Serait-ce du dépit ? Cette suspicion est renforcée par le texte publié ensuite par un groupe d’anciens banquiers centraux – dont certains anciens membres du Directoire de la BCE – qui critiquent en fait tout ce qu’il a fait. Ils exposent leurs frustrations de voir leurs connaissances rendues obsolètes par les travaux de recherche qui se sont succédés depuis leur époque. Mais ils semblent aussi vouloir apporter leur appui aux frondeurs en place, pour influencer Christine Lagarde. Les barons, anciens et nouveaux, se sont sentis bousculés sous Draghi et ils attendent d’elle plus de considération pour leurs personnes et leurs idées. La future présidente a sûrement reçu et compris le message. Nous verrons comment elle y répond, elle dont les talents diplomatiques sont devenus légendaires. À suivre, donc.
[1] Pour injecter la monnaie, la BCE achète de la dette publique. Les intérêts qu’elle reçoit des gouvernements contribuent à ses profits, qui sont redistribués aux pays membres, lesquels sont ainsi remboursés de ce qu’ils paient à la BCE.
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