La tragédie grecque, ou l’art de donner du temps au temps edit
Ainsi donc, à 1,2% d'excédent primaire la Grèce serait pillée par l'Europe… et à 1% Syriza restaurerait l'honneur de la Grèce !
Ainsi, une TVA normalisée à Mykonos serait le signe d'un comportement adulte de la Grèce, comme dirait Christine Lagarde… et la défense des retraites, le signe d'un comportement de joueur imbibé de théorie des jeux.
Ainsi, la promesse d'une renégociation de la dette, déjà promise au demeurant, serait le geste politique fondateur tant recherché par Tsipras… là où les laborieuses négociations techniques symboliseraient le vieux monde aboli de la Troïka.
Bref, la différence entre l’apocalypse du Grexit et « l’accord solide et durable » préservant l’euro, selon François Hollande, serait de 300 millions d’euros alors que la dette grecque est de 320 milliards d’euros et le PIB européen de 13 000 milliards d’euros.
À s’en tenir aux termes officiels du débat on a du mal à garder son sérieux et à trouver une justification à une négociation qui a détruit, en cinq mois, plus de valeur pour l’économie grecque que le montant total des concessions arrachées lors du nième sommet de la dernière chance.
En fait, lorsqu’on traite de la crise grecque, on confond en permanence trois niveaux de réalité, trois horizons.
Premier niveau, le compromis communautaire qui renvoie toujours à une échéance de court terme, au respect des normes communautaires et à une alternance politique locale. Deuxième niveau, la négociation, toujours présentée comme technique, toujours inscrite dans un cadre étroit est le cadre où se déploient les postures, se simulent les bras de fer, s’arrêtent les horloges, s’accomplissent les réelles avancées préparant les compromis de court terme.
Troisième niveau de réalité, le moment politique fondateur, toujours évoqué et revendiqué par le pays en difficulté, renvoie à l’espoir d’abolir les contraintes économiques au nom d’un intérêt supérieur, hier la grandeur de la Grèce qui nous a donné la démocratie ou aujourd’hui la nécessité de la sauver des griffes de Poutine.
Les dynamiques structurelles de convergence/divergence constituent la trame de l’action communautaire. Les échecs, les accidents, les objectifs inatteignables sont rarement le pur produit d’une conjoncture ingrate : ils renvoient le plus souvent à des faiblesses structurelles que la dynamique d’intégration et les politiques nationales d’adaptation ne sont pas parvenues à corriger.
Au moment où démarre la négociation sur la sortie de la troisième crise grecque, les termes du problème sont simples.
La Grèce a payé un très lourd prix pour se conformer aux engagements négociés avec la troïka. Dès lors toute démarche qui consisterait à poursuivre l’expérience passée est vouée à l’échec.
La Grèce n'est pas solvable et ne peut donc rembourser l'intégralité de sa dette. Toute mesure qui étend les programmes tout en prétendant que la Grèce honorera ses obligations est trompeuse.
La Grèce ne peut renouer rapidement avec la croissance tant ses blocages institutionnels, la faiblesse de son appareil productif et sa fragmentation politique la paralysent.
La Grèce enfin est soumise à un dilemme : accepter des réformes et des coupes budgétaires insupportables pour Syriza ou plonger dans l'inconnu avec le défaut sur la dette et à terme la sortie de l'euro.
Sur le papier la solution était simple. Il fallait donner du temps au temps pour permettre à la Grèce de rebâtir un système de production, un État intègre et un système judiciaire fiable. Pour cela il fallait lever les obstacles financiers de court terme en échange d’engagements renouvelés de la partie grecque en faveur des réformes. Mais le débat va rapidement porter sur des enjeux relativement mineurs, comme le taux de TVA des îles ou son mode de perception. Le débat va confondre les horizons et mêler des réalités irréductibles. Il va être surtout l’occasion de postures et de doubles langages propres à exciter les passions et à créer une dramaturgie artificielle. La négociation qui se déroule à ciel ouvert est autant menée entre Grèce et Troïka, qu’au sein de la Troïka, et au sein des gouvernements grecs, allemands… ou bien entre membres du FMI.
Pour Olivier Blanchard et le FMI les problèmes grecs sont structurels et il n'y a pas d'issue sans restructuration de la dette. L’Europe doit donc faire un geste immédiat en ce sens. Mais ils ajoutent, à tort, que la même thérapie à base de contraction des dépenses publiques de hausse des impôts de baisse des pensions et de dérèglementation des marchés peut stimuler la croissance. Si le FMI tient ce discours, c’est parce qu’il est lui-même contraint par des pays-membres qui lui reprochent l’ampleur de ses engagements en Grèce, un petit pays européen qui aurait bénéficié de conditions généreuses.
La Commission européenne a beaucoup cédé sur l'excédent primaire et sur la faculté donnée à la Grèce de choisir ses sources d'économies. Mais elle ne peut prétendre que la Grèce peut s'en tirer sans restructuration de la dette. Elle ne peut même pas renier ses engagements de 2012 lorsqu’elle promettait à la Grèce que, le moment venu, la question de la dette serait rouverte. Pour autant la Commission ne peut méconnaître ses procédures, ses mécanismes de conditionnalité et surtout le nécessaire accord des membres de la zone euro pour tout compromis négocié. Elle est fondée à exiger de la Grèce le respect des règles communes.
La thérapie de choc appliquée à la Grèce, la saignée imposée au peuple grec, ont été sans bénéfice pour la croissance, l'emploi et la solvabilité financière, la Grèce a raison de le rappeler. Nul, pas plus le Portugal ou l’Espagne, n’a autant déprimé la demande intérieure par des coupes brutales dans les dépenses publiques, nul n’a fait un effort aussi violent pour retrouver l’équilibre budgétaire primaire et l’équilibre de balance courante, que la Grèce. Tout milite donc pour une rupture dans les politiques de traitement de la crise.
Mais Tsipras a eu grand tort de promettre de revenir sur les réformes réalisées pendant la campagne électorale. Il a eu tort de prétendre que le vote grec lui donnait le droit de s'affranchir des engagements pris au nom de l'État grec par les gouvernements précédents. Sa légitimité s’arrête là où commence celle de l’Union et celle de ses partenaires.
Pour Merkel, aider la Grèce est un devoir, au besoin en reconduisant les aides mais pas en reproduisant les conditions qui ont promis l'endettement sans limites, la dégradation continue de la compétitivité et la croissance continue d'un État clientéliste. Et en même temps cette exigence est irréaliste et contradictoire : on ne règle pas dans l’urgence des failles structurelles, on ne rebâtit pas un État avant le 30 juin ou le 18 juillet...
En refusant de consentir des facilités financières supplémentaires garanties par les pays de la zone euro, le Portugal ou la Slovénie rappellent que le coût de la dette en Grèce est inférieur et que le régime des retraites y est plus favorable que dans certains pays de l'union. L’évidence de l’argument méconnait un trait majeur du système grec de protection sociale : le régime des retraites tient lieu de mécanisme essentiel de solidarité, de système de redistribution intergénérationnel. Dans un pays dont le taux de chômage des jeunes dépasse les 50%, on ne peut accepter une solution qui dégraderait davantage la situation de ces jeunes aidés par leurs parents ou grands-parents.
La somme de ces raisons ne fait pas une raison et aboutit à une nième crise européenne dont le déclencheur est une crise de liquidité, une échéance de dette impossible à honorer. La réponse de Tsipras comme avant lui de Papandréou ou de Caramanlis est l’appel au politique. Quand les contraintes économiques n’offrent que des choix également détestables vient le temps de la refondation de l’Europe ou à tout le moins de « faire de la politique » !
Cette notion de politique a au moins trois acceptions dans ce contexte.
La première est qu’il convient parfois de sortir de l'empire de la règle, de sortir des traités pour faire le choix de solutions discrétionnaires. Prise au sérieux cette thèse signifierait que les dirigeants européens pourraient mettre entre parenthèses les procédures et les règles de fonctionnement des traités européens et plus encore mettre sous le boisseau les raisons économiques au nom d’un intérêt supérieur : éviter l’éclatement de la zone euro. Mais on ne peut pas avoir un haegemon bienveillant à 19 têtes et le décisionnisme s’applique mal à une structure politique hybride comme l’Eurozone, d’où l’appel à Merkel aujourd’hui et VGE hier au moment de l’admission. Relève aussi de cette acception l’argument géopolitique. À cette aune-là, le processus en cours est d’un parfait classicisme. Loin d’être abolis, les comptes sont vérifiés jusqu’à la dernière décimale.
La deuxième acception est qu’il convient parfois de renoncer à la logique des comptes équilibrés et accepter de fait des transferts unilatéraux même s’ils ne sont pas reconnus comme tels. On sait que l’Allemagne a sans cesse réaffirmé que l’Europe n’était pas une union de transferts. Or la demande grecque d’un abandon de créances sans contreparties vérifiables revient à accepter de fait l’institution d’une union de transferts. Là aussi force est de constater qu’on n’a pas accouché d’un budget fédéral à la faveur de la crise. La Grèce ne bénéficiera pas davantage d’abandon immédiat de créances.
La troisième acception est la réponse à une impasse. Quand il n’y a pas de solution satisfaisante, quand les esprits ne sont pas prêts aux compromis nécessaires, quand les impératifs du court terme ne sont pas compatibles avec les délais d’ajustement structurel, il est alors sage de multiplier les expédients, de régler les problèmes insolubles par étapes, bref de donner du temps au temps. Un éventuel Grexit serait un échec de l’euro et pour certains le début de la désintégration. C’est un risque que nul ne peut prendre à la légère. Pour la puissance hégémonique qu’est l’Allemagne, principal responsable des malheurs de l’Europe au XXe siècle, le risque est redoublé, car elle en porterait la responsabilité.
Un compromis basé sur l’abandon par la Grèce de ces trois lignes rouges, la mise en œuvre d’un programme qui étale dans le temps l’adaptation mais ne règle aucun problème structurel… les conditions sont réunies pour la prochaine crise !
L’Eurozone et sa banque centrale auront fait la preuve depuis 2009 que si elles étaient capables de mobiliser des moyens considérables pour sauver un pays en difficulté, elles ne parvenaient ni à traiter ses déséquilibres structurels ni même à l’y inciter véritablement. La leçon grecque pour l’Europe est que sans stratégie de convergence en matière de compétitivité et de finances publiques, et sans stratégies nationales d’appropriation des réformes, l’instabilité au sein de l’Union économique et monétaire est appelée à durer, même si des progrès sont faits en matière de gouvernance. Ce sera le thème du prochain article.
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