Pourquoi l’Europe a besoin d’un prix directeur du carbone edit
Face à une urgence climatique minutieusement documentée dans les premiers documents du sixième rapport du GIEC et que les intenses feux de forêts en Amérique du Nord et en Sibérie ou les inondations en Asie et en Europe ont rendue encore plus concrète, l’Union européenne a durci ses objectifs de réduction des émissions de CO2 pour 2030. Le but est désormais de les réduire de 55% par rapport à leur niveau de 1990, au lieu de 40% auparavant. Ainsi, l’objectif 2050 de neutralité carbone ou mieux –les pays développés devront passer d’émetteurs à absorbeurs de CO2 pour que le monde ait une chance de parvenir à la neutralité carbone — sera plus crédible. À cet effet, la Commission propose un corpus de mesures, le plan Paré pour 55, ou Fit for 55, qui va de l’extension du marché carbone à une longue liste de réglementation et de cibles quantitatives. Si le plan de la Commission va dans la bonne direction, à la fois par son ambition et les moyens proposés, il présente néanmoins des faiblesses, telle qu’une multiplicité de prix du carbone, explicites ou implicites, qui pourrait engendrer des gaspillages de ressources et réduire son efficacité. Nous proposons de lui adjoindre une trajectoire de référence pour le prix du carbone.
Un large consensus prévaut chez les économistes : la façon la plus efficace et la moins coûteuse de réduire les émissions de CO2 serait d’appliquer au niveau mondial un prix du CO2 égal à la valeur actualisée des dégâts économiques que ses émissions produiraient dans le futur, le « coût social du carbone ». Cette approche coût-bénéfice revient à internaliser les conséquences néfastes du principal gaz à effet de serre. Elle a été écartée des accords de Paris en raison de l’opposition d’un certain nombre de pays, le Brésil et l’Inde en particulier.
À défaut de l’appliquer au niveau mondial, l’Union européenne aurait pu le faire pour elle-même, à condition d’imposer une taxe équivalente sur les importations et d’en exempter les exportations. À nouveau, l’approche économique optimale a été écartée, au profit d’un objectif de réduction des émissions de certains secteurs, la production d’énergie, d’acier et l’aluminium ou le transport aérien intra-UE, par l’intermédiaire d’un marché d’échange de droits à émettre du CO2 (EU Emissions Trading System, EU-ETS[1], ETS pour simplifier), droits dont la quantité est calibrée de façon à tendre vers zéro en 2050. L’avantage de cette méthode est de garantir qu’une fois l’objectif fixé, le chemin pour y parvenir sera économiquement efficient. Son principal inconvénient est l’incertitude qui entoure le prix du carbone dans le futur, facteur défavorable aux investissements décarbonants.
Le plan Fit for 55: ambitieux... et tatillon
Le plan Fit for 55 de la Commission européenne propose d’abord de durcir et d’étendre l’ETS actuel, avec un objectif de baisse de 61% des quota de CO2 par rapport à 2005, contre 43% aujourd’hui. L’ETS serait étendu au transport maritime pour les navires de gros tonnage, aussi bien pour le trafic intra-UE que pour les échanges entre l’UE et le reste du monde.
Il prévoit aussi d’étendre en 2026 l’ETS à deux nouveaux secteurs fortement émetteurs, les transports et le bâtiment, avec une phase transitoire durant laquelle coexisteraient deux marchés, et donc deux prix du carbone, jusqu’à convergence.
Un ajustement à la frontière, le CBAM (Carbon Border Adjustment Mechanism), version ETS de la taxe carbone à la frontière, serait mis en place pour éviter les « fuites carbone » et garantir des conditions concurrentielles équitables entre producteurs à l’intérieur et à l’extérieur de l’UE.
Les allocations gratuites de quota d’émissions, qui sont incompatibles avec l’ajustement à la frontière, seraient réduites et les conditions de leur octroi durcies, mais elles ne seraient pas éliminées. Une longue liste de mesures additionnelles, taxation de l’énergie, réglementation et cibles quantitatives, viendrait en complément.
Le plan de la Commission, outre sa complexité et sa faible probabilité d’être accepté en l’état par les pays membres et le Parlement européen, présente d’importantes faiblesses. D’une part, il ne couvrira toujours pas l’ensemble de l’activité économique. Par exemple, l’agriculture, ou les importations de biens et services sans contrepartie dans les systèmes ETS ne seront pas assujetties au prix du carbone (ou son équivalent pour les autres gaz à effet de serre comme le méthane). D’autre part, puisque le prix du CO2 des systèmes ETS n’est pas connu d’avance, les prix implicites du CO2 résultant de ces compléments (taxation, cibles, règles) sera en général différent du prix ETS, ce qui créera pour les pollueurs des possibilités d’arbitrage, sources d’inefficience.
Pour pallier aux défauts de Fit for 55, un prix de référence du carbone
Il est cependant possible de réduire ces inconvénients, en déterminant et annonçant un prix recommandé du carbone – ou plutôt, une trajectoire de prix du carbone, cohérente avec l’objectif « net zéro en 2050 ». Ce prix recommandé, qu’on propose ici de nommer « prix de référence » fournirait une indication précieuse aux entreprises non directement assujetties aux systèmes ETS, pour la détermination du prix implicite du carbone qu’elles utilisent pour arbitrer leurs propres décisions d’investissement, ce qu’on nomme le prix interne du carbone. Dans la mesure où les États membres utilisent eux-mêmes un prix implicite pour leurs décisions d’investissement, comme c’est le cas en France avec la valeur « tutélaire du carbone », le prix de référence européen permettrait d‘aligner les actions publiques sur le continent.
Mais pour atteindre ces objectifs, outre être cohérent avec l’objectif 2050, le prix de référence devra être compatible avec les ETS, être insensible aux pressions politiques et aux lobbies, et, pour cela, commander une forte légitimité scientifique.
Pour un prix de référence, il faut une agence de référence
Nous proposons de créer dans ce but une Agence Carbone Européenne (ACE), indépendante du pouvoir politique et de la Commission, composée de scientifiques et d’économistes reconnus internationalement[2] et recrutés selon une procédure soumise à un jury international. La mission de l’ACE serait de proposer une trajectoire de référence du prix du carbone (de la tonne de CO2 pour être plus précis), révisable régulièrement pour prendre en compte l’évolution des émissions, des avancées scientifiques et des estimations du coût social du carbone. Pour prendre en compte les incertitudes entourant cette trajectoire optimale, l’ACE pourrait proposer un corridor de prix du carbone, composé d’un plancher et d’un plafond, la trajectoire médiane étant le prix de référence. Soumis à la même contrainte, la réduction des émissions de 55% d’ici 2030 et la neutralité en 2050, le corridor proposé par l’ACE et le prix de marché des ETS devraient être compatibles en situation conjoncturelle « normale ».
En cas de très basse ou de très haute conjoncture – la crise Covid et sa sortie en fournissant des exemples éloquents[3] – le prix du carbone pourrait déborder du corridor de référence. Notons que la Réserve de stabilité de marché de l’ETS instituée en 2018 et renforcée dans le plan Fit for 55 vise justement à réduire les fluctuations excessives du marché du carbone, en autorisant la Commission à retirer des quotas du marché en cas de demande insuffisante, et à les y réinjecter en cas de forte demande, selon des règles fixées à l’avance. Bien que la Réserve n’agisse que sur les quantités, pas sur les prix, son existence dessine bien les contours d’un corridor.
Une version plus musclée du prix de référence serait de donner à l’ACE le pouvoir d’intervenir sur les marchés de quota d’émissions, de façon à maintenir le prix de marché à l’intérieur du corridor de référence. La proposition de Jacques Delpla et Christian Gollier d’une Banque centrale du carbone[4] est encore plus radicale, puisque la dite banque centrale se substituerait aux marchés de quotas, mais sa logique est assez similaire. Dans ce cas, l’ACE devrait être dotée de moyens financiers lui permettant d’acheter et de vendre sur les marchés ETS. Cela ne devrait pas poser de problèmes insurmontables, comme le montre l’exemple britannique : lorsque le Royaume-Uni participait encore à l’EU-ETS, il avait introduit un prix plancher national, pour rendre le prix du carbone moins volatil, et plus compatible avec les objectifs de réduction des émissions nationaux. L’Allemagne a d’ailleurs elle-même décidé d’imposer une trajectoire plancher pour le prix du carbone. Un avantage important de cet encadrement du marché serait de réduire le risque entourant la rentabilité des investissements décarbonants, donc d’augmenter leur rentabilité corrigée du risque, facteur essentiel de la prise de décision d’investissement.
L’établissement d’une trajectoire de référence pour le prix du carbone opèrerait naturellement la coordination des prix internes du carbone décidés entreprise par entreprise, même si le prix effectif pourrait s’en écarter au gré des fluctuations du marché ETS. Il s’imposerait rapidement comme référence pour toutes les branches, surmontant ainsi l’obstacle des divergences entre réponses sectorielles. Il fournirait également une référence obligée pour les autres gaz à effet de serre, à commencer par le méthane, dont l’agriculture est fortement émettrice, une fois la conversion en équivalent CO2 faite. La tonne de CO2 ou son équivalent méthane relâché dans l’atmosphère provoque en effet les mêmes dégâts quel qu’en soit l’émetteur, et doit donc s’échanger au même prix pour tous les acteurs. Enfin, le prix de référence fournirait une base solide pour subventionner les entreprises spécialisées dans la capture du carbone atmosphérique, la tonne de CO2 évitée ayant la même valeur quelles que soient les circonstances de son évitement.
[1] SEQE-UE en français, pour « Système d’échange de quotas d’émissions de l’Union européenne ».
[2] Cette proposition est reprise du Policy Brief de l’Institut Montaigne, « Comment l’Europe peut faire basculer le monde vers la décarbonation », décembre 2019.
[3] Le 23 mars 2020, le prix de la tonne de CO2 était tombé à 14,7€. Le 28 septembre 2021, il a atteint 65,75€
[4] Voir « Pour une Banque centrale du carbone », Asterion, octobre 2019
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