La Chine à la conquête de l'Afrique edit
L'importance croissante des investissements chinois en Afrique relève d'une stratégie économique mais aussi géopolitique. La Chine offre au continent noir un modèle de développement alternatif qui reconfigure profondément les équilibres de l'économie mondiale.
Avec des taux de croissance supérieurs à 10 %, une immense réserve de main-d'œuvre qui continue à attirer les investissements directs étrangers et un taux de change compétitif, la Chine s’est imposée comme une puissance économique avec laquelle il faut compter. Il y a quelques semaines a eu lieu la plus grande privatisation de l'histoire, l’entrée en bourse d’ICBC (Hong Kong) : la demande d’actions fut cinq fois supérieure à l’offre. Reconnaissant l’importance croissante de ce partenaire, les États-Unis ont lancé une initiative de dialogue stratégique bilatéral visant à mieux coordonner les politiques commerciales ainsi que celles de l’énergie et des services financiers. Le coup d’envoi a été donné par la visite récente du Secrétaire du Trésor, Henry Paulson, et du président de la Réserve Fédérale, Ben Bernanke.
L’ excédent commercial de la Chine s'est envolé cette année, il atteint presque 10 % du PIB. Ses réserves dépassent désormais le milliard de dollars, faisant ainsi des dirigeants chinois un énorme investisseur potentiel. Jusqu'à présent ces réserves ont été gérées d'une manière traditionnelle, en étant converties en bons du trésor américain ou en rentes libellées en dollars. Mais depuis deux ans les autorités chinoises ont commencé à optimiser l'usage de ces réserves. En plus de diversifier la panoplie de ses actifs financiers, la Chine a décidé de consacrer une partie de ses réserves à des fins géostratégiques, notamment pour renforcer son indépendance énergétique. Elle s’est donc lancée dans une démarche d’investissements en Afrique, en Asie centrale, en Amérique Latine et dans le sud de l'Asie.
Le cas africain présente un intérêt particulier car l'Afrique représente aujourd’hui 30 % des importations chinoises, et la tendance est à l'hausse. L'Angola est déjà son principal fournisseur de pétrole, avec des importations de plus d'un demi-million de barils quotidiens. Les investissements énergétiques chinois s’étendent sur 20 pays du continent, et sur les cinq dernières années, les entreprises chinoises ont consacré quelque 15 milliards des dollars à l’acquisition de gisements pétroliers africains. Le premier sommet sino-africain s’est tenu récemment à Pékin, avec plus de 30 dirigeants africains.
La relation bénéficie a priori aux deux parties. L'Afrique offre de vastes réserves énergétiques avec moins d'incertitudes politiques que le Moyen-Orient, et la Chine offre un énorme marché pour les exportations africaines, avec très peu de concurrence entre leurs productions respectives. Le commerce entre les deux régions connaît une croissance annuelle supérieure à 20 %, et on estime qu'en 2010 le volume des échanges sino-africains sera comparable à celui des échanges sino-européens ou sino-américains.
La dimension géopolitique de cette relation est essentielle. La Chine a multiplié son effort d'aide au développement dans le continent, surtout dans le domaine des infrastructures, et elle offre à l'Afrique un modèle de commerce et d'aide au développement différent de ceux de l’Europe et des États-Unis. Prenons par exemple le cas de l'Angola. Après que la paix ait été signée avec la guérilla, le FMI a négocié avec les autorités angolaises un programme de prêts avec des conditions assurant la transparence de l'usage des revenus du pétrole, afin d’en finir avec des décennies de corruption. Mais après avoir donné leur accord, les autorités angolaises ont décidé au dernier moment de renoncer aux prêts du FMI et d'accepter une source de financement alternative : 5 milliards de dollars prêtés par des investisseurs chinois, dans des conditions beaucoup plus souples.
Rien d’étonnant alors si les organisations internationales et les pays occidentaux commencent à se préoccuper de l'influence croissante de la Chine en Afrique. En plus de la perspective d’une domination commerciale, la présence chinoise commence à interférer avec les objectifs de politique extérieure occidentaux, dilue les efforts d'amélioration de la gouvernance et de la transparence des systèmes africains de gouvernement et offre un appui inespéré à des régimes politiques dont les qualités démocratiques sont pour le moins douteuses. Mais la Chine offre aussi un modèle de développement combinant capitalisme dirigé et contrôle politique qui peut apparaître comme une alternative à un consensus de Washington dont l’échec sur le continent noir est désormais avéré.
Que reçoit la Chine en échange ? Outre ces ressources énergétiques, la Chine s’assure l'appui politique des Africains dans les forums internationaux, sur des sujets aussi épineux que Taiwan aux Nations Unies par exemple.
La conquête de l'Afrique est un projet de politique extérieure marqué par l'usage du pouvoir économique au lieu de la puissance militaire, ainsi que l'offre de concessions politiques pour exercer une influence à l'extérieur. Influence qui dans le cas chinois s’étend aussi à l’Asie centrale et à l’Amérique Latine. L'Inde et la Russie développent aujourd’hui la même stratégie. Le monde évolue ainsi vers un modèle multipolaire à caractère régional, où les grandes puissances régionales mondiales sont en compétition pour l’accès aux ressources naturelles et énergétiques globales. Combiné à l'abondance de réserves dans les pays émergents, cette reconfiguration a une implication directe sur les stratégies d'aide au développement du FMI, de la Banque mondiale et des pays développés : le schéma de conditionnalité qui caractérise ces stratégies ne fonctionne que dans un contexte d'exclusivité de l'aide financière du G7. L'exemple de l'Angola montre qu’il perd toute son efficacité dans le nouveau contexte, qui impose de construire de nouveaux systèmes et sans doute de nouvelles institutions.
De plus, les implications de cette réorganisation pour la mobilité des capitaux sont importantes : si les questions de sécurité nationale commencent à dominer les intérêts purement économiques, le résultat final sera économiquement moins bon. Ces derniers mois ont offert de nombreux exemples de cette nouvelle tendance, quand des entreprises chinoises et indiennes ont vu leurs tentatives d’acquisitions aux États-Unis et en Europe durement repoussées. A l’évidence, les tensions géopolitiques ne vont pas s’apaiser dans les prochaines années, et la sécurité nationale offre une magnifique excuse aux mesures protectionnistes de la vieille école. L'Europe et les Etats-Unis se doivent de donner l’exemple, non seulement à un niveau bilatéral mais aussi à l’interne, c'est-à-dire dans les opérations entre pays européens,. Comme ils sont alliés de longue date sur le plan géostratégique, ils devraient en profiter pour éliminer au moins entre eux les obstacles aux investissements directs étrangers (acquisitions, participation aux privatisations) quand ces obstacles sont motivés par des raisons stratégiques ou de sécurité.
On parle beaucoup des implications de l'échec du Cycle de Doha, mais le retour du protectionnisme dans le domaine des investissements pourrait être encore plus néfaste que dans le domaine commercial. Quelle est l’alternative à une économie mondiale beaucoup moins efficace, dominée par les groupes de pression et les intérêts électoraux des hommes politiques, et où le grand perdant sera le consommateur ?
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