La force de ses multinationales est-elle une chance pour la France? edit
Tous les ans, le magazine Fortune publie le classement des 500 plus grandes multinationales dans le monde sur base de leur chiffre d’affaires. Avec 31 entreprises, la France conserve depuis plus de deux décennies le quatrième rang mondial après les Etats-Unis, la Chine et le Japon, mais devant l’Allemagne (29 multinationales), et la Grande-Bretagne (17 multinationales). La performance remarquable des grandes multinationales françaises est à l’opposé du déclin de la France qui apparaît clairement à travers d’autres indicateurs économiques.
La part de marché mondiale de la France pour l’exportation de biens est passée de 6,3 % en 1990 à 5,1% en 2000, et seulement 3,0 % en 2019, la balance commerciale française, solde entre les exportations et importations de biens, est déficitaire depuis 2004, et en 2019, ce déficit atteignait près de 59 milliards d’euros. Le trou du commerce extérieur s'est même aggravé en 2020, à 65,2 milliards d'euros. Enfin, depuis 1980, la part de l’industrie dans le PIB a reculé de 10 points, s’établissant à 13,4% en 2018. Comment expliquer ce paradoxe français, des multinationales très fortes et une économie en déclin ?
La réponse tient en une phrase: les multinationales françaises sont les championnes européennes de la délocalisation. Elles réalisent la majeure partie de leur activité et de leurs profits hors de France. Nos multinationales ont beaucoup plus délocalisé que celles des autres pays européens à tous les niveaux. Ce choix stratégique de développer les investissements directs à l'étranger plutôt que d’investir sur le sol national et d’exporter, explique pour une large part le déficit commercial de la France.
Ainsi, le rapport de France Stratégie sur Les politiques industrielles en France et en Europe révèle que l’emploi des filiales industrielles à l’étranger des groupes français correspond à 62% de l’emploi dans le secteur industriel en France, contre 52% au Royaume-Uni, 38% en Allemagne, 26% en Italie et 10% en Espagne. Si on considère seulement l'activité des groupes du CAC 40, 70% de leur chiffre d'affaires est localisé à l'étranger ainsi que les deux tiers de leurs effectifs. De plus, ce processus de délocalisation des multinationales françaises s’est fortement accentué dans la dernière décennie. Le stock d’investissements directs étrangers détenu par les groupes français représente près de 63% du PIB en 2019, alors qu’il était seulement de 25% en 2000.
Les multinationales françaises sont ainsi de moins en moins sensibles à la conjoncture économique de la France. Malgré la crise du Covid, selon le baromètre des grandes entreprises françaises réalisé par Eurogroup Consulting fin novembre et début décembre 2020, 68% des grandes entreprises françaises interrogées se déclarent optimistes pour 2021. Elles prévoient une reprise forte de leurs activités hors de France, mais à l'inverse, la France constitue leur principale variable d'ajustement, avec une forte probabilité de réduction de l’emploi dans notre pays. Comment expliquer ces choix stratégiques ?
Les dirigeants de ces « multinationales françaises » sont redevables devant leurs seuls actionnaires, comme le montre le cas récent de Sanofi. Or, dans le cas des « multinationales françaises », les investisseurs étrangers sont très présents. Selon l'étude annuelle 2019 de la Banque de France, sur les 36 sociétés du CAC 40 résidentes en France, les investisseurs étrangers détenaient en moyenne 42,2% du capital. Comme les autres multinationales, les multinationales du CAC 40 soignent leurs actionnaires. Elles leur ont versé 57,4 milliards d'euros en 2018, un montant qui a augmenté de 62% en dix ans. Ces « multinationales françaises » vont donc localiser leurs activités sur les marchés géographiques les plus profitables, sans accorder de priorité particulière à la France.
Ce qui est alors tout à fait paradoxal, c’est alors l’intérêt du gouvernement français à mettre en avant son patriotisme économique pour « sauver ces multinationales françaises » d’un rachat par un groupe étranger, comme l’illustre de nombreux exemples, ou de leur éviter la faillite par des aides publiques massives.
Contrairement aux discours de certains économistes qui considèrent que la France a abandonné « dans des conditions hallucinantes, que l’on ne retrouve nulle part ailleurs, Pechiney, Lafarge, Arcelor, Alcatel, d’Alstom » (Cahier du Cercle des économistes), la France a toujours défendu avec force ses champions nationaux. Cette détermination du gouvernement français s’est traduite à de nombreuses reprises. En 2004, Sanofi lance une OPA hostile sur Aventis, un groupe franco-allemand deux fois plus gros que lui. Le Suisse Novartis, à la demande d’Aventis, veut intervenir comme chevalier blanc. Le gouvernement Raffarin soutient ouvertement la création d’un champion français mondial et l’OPA de Sanofi sur Aventis est un succès. En 2005, circule une rumeur d’OPA de l’américain Pepsi sur Danone. Dominique de Villepin, Premier ministre, annonce alors la publication d’un décret sur la protection des entreprises françaises appartenant à onze secteurs, dont l’agroalimentaire. Plus récemment, le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, s’est opposé à une éventuelle acquisition du groupe Carrefour par la société canadienne Couche-Tard, et cette décision a été approuvée par l’ensemble du monde politique.
Bizarrement, si le soutien du gouvernement français pour ses « champions nationaux » s’est rarement démenti, la France, à de rares exceptions près, a laissé des start-up technologiques françaises être rachetés par des groupes étrangers
Les entreprises françaises savent aussi qu’elles peuvent compter sur l’argent public en cas de crise. Selon des données de la Commission européenne, avec 155,36 milliards d’euros, la France est le pays de l’Union européenne à avoir alloué le plus d’argent aux entreprises touchées par la crise du Covid-19. Ce chiffre porte sur la période allant de la mi-mars à fin 2020 et concerne les aides d’État accordées sous forme de subventions directes, de prêts, de garanties et d’autres dispositifs. L’Allemagne, troisième pays européen dans ce classement, a accordé pour le moment aux entreprises un montant d’aides bien inférieur à la France, 104,25 milliards d’euros.
Si les « multinationales françaises » continuent de se classer dans les premières mondiales, il n’en est pas de même pour les autres entreprises industrielles françaises. Dans la nouvelle compétition mondiale, il y a d’un côté les gagnants, « ces multinationales françaises », qui sont choyés par le gouvernement, et de l’autre, les PME, les ETI françaises qui produisent dans une large majorité sur le sol national, mais dont un grand nombre disparait chaque année, et des start-ups rachetées par des groupes étrangers. Entre le début des années 2000 et 2016, le nombre d’entreprises industrielles de plus de 20 salariés en France a diminué de près de 40% quand il progressait de 2% en Allemagne et reculait de 23% en Italie dans l’intervalle (Cahier du Cercle des économistes). Concernant les start-ups, depuis 2017, quelque 500 entreprises de la French Tech ont été rachetées par des géants de la Silicon Valley.
Ne serait-il pas plus conforme à l’intérêt bien compris de la France de se préoccuper de la production sur le sol national plutôt que des « multinationales françaises », qui n’ont pas grand-chose de français ? Imaginons que les aides considérables destinées à ces « multinationales françaises » soient redirigées vers des entreprises de taille intermédiaire, et aux start-ups de la French Tech.
Ce n’est pas le cas aujourd’hui : une seule de ces « multinationales françaises », Sanofi, a reçu du gouvernement français au titre du Crédit impôt recherche 160 millions d’euros. Ce chiffre est à comparer aux aides à l’exportation que le gouvernement français consacre cette année pour toutes les PME, 250 millions d'euros. Le CIR qui représente un montant de 6,5 milliards d’euros ne devrait-il pas être réservé aux PME ?
Baptisé « France Relance », le plan de 100 milliards d’euros du gouvernement français pour relancer l’économie française comporte heureusement 35 milliards d’euros destinés à l’industrie, et en particulier 10 milliards de baisse pérenne des impôts de production qui va bénéficier à toutes les entreprises quelle que soit leur taille. Cependant, face à la crise économique actuelle, les grandes « multinationales françaises » ont été les premières servies. Le ministère de l’Économie a accordé des prêts garantis par l’État pour un montant de 5 milliards d’euros à Renault et de 7 milliards à Air France, deux grands groupes touchés de plein fouet par la crise. Subventionner Renault, c’est en réalité subventionner la Roumanie, le Maroc ou la Turquie, en Espagne puisque les plus grosses usines Renault sont désormais dans ces pays, et 80% des mécaniques de Renault sont produites hors de France. Ce soutien financier du gouvernement français à Renault n’a pas empêché cette « multinationale française » d’annoncer en mai 2020, la suppression de 15 000 emplois dans le monde, dont 4 600 en France. Air France envisagerait aussi de couper drastiquement dans ses effectifs dans notre pays.
On peut s’interroger sur les raisons de ce soutien sans faille du gouvernement français à ces « multinationales françaises ». Est-ce que la proximité personnelle des dirigeants des « multinationales françaises » et des membres du gouvernement joue un rôle dans ce soutien ? Ils appartiennent tous au noyau dur des élites françaises, des personnes ayant les mêmes formations, se connaissant, et montrant hélas, souvent tous la même arrogance résultant du prestige de leur diplôme.
L’arrogance méritocratique des élites formatées sur le même modèle fait aujourd’hui l’objet de critiques nombreuses dans les démocraties occidentales. Comme le souligne le professeur de philosophie politique à Harvard, Michael J. Sandel, dans son dernier livre La Tyrannie du mérite, le ressentiment des classes moyennes, comme des petits patrons, à l’égard des élites, ministres et dirigeants de multinationales, est alimenté par l’idéologie de la méritocratie. Ces gagnants de la globalisation se sont mis à croire que leur réussite était le fruit de leur seul travail, que ce qu’ils gagnaient était à la mesure de leur mérite mesuré par leur diplôme.
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