Automobile: un gagnant et des perdants. Et maintenant? edit
Le secteur automobile joue un rôle économique central dans l’Union européenne et cela pour plusieurs raisons. En premier lieu, le secteur emploie de façon directe et indirecte 13,8 millions d’Européens, soit 6,1% de l’emploi total de l’UE. 2,6 millions de personnes travaillent dans la production directe de véhicules automobiles, soit 8,5% de l’emploi manufacturier de l’UE (Eurostat). Plus de 17 000 entreprises forment dans l’UE un réseau, des fournisseurs aux vendeurs, de toutes tailles tout au long de la chaîne de valeur ajoutée du secteur automobile (McKinsey).
En second lieu, le secteur automobile est le plus grand investisseur privé en Recherche et Développement (R&D) de l’UE (plus de 59 milliards d’Euros en 2021), bien plus que le second secteur, la pharmacie et les biotechs (32 milliards d’euros). En 2021, les investissements en R&D de l’UE dans l’automobile dépassaient largement ceux des États-Unis dans ce secteur (22 milliards d’euros) mais aussi de la Chine qui s’élevaient à 14 Milliards d’Euros (ACEA, 4 mai 2023).
En troisième lieu, l’UE bénéficie depuis plusieurs décennies d’un excédent commercial dans l’automobile. En 2022, elle a exporté pour 158 milliards d’euros de voitures alors que les importations s’élevaient seulement à 62 milliards d’euros, soit un excédent commercial de 96 milliards d’euros. C’est donc un secteur où l’UE est compétitive. Cependant, sur la période 2002-2022, les importations ont augmenté en moyenne de 4,4% par an, plus rapidement que les exportations (3,6% par an). Ce va de pair avec un déclin de la part de marché de l’UE dans le secteur automobile sur les marchés internationaux. D’ailleurs, la part des voitures dans les exportations totales de biens extra-UE a culminé à 8% en 2015, avant de tomber à 6,1% en 2022.
Parmi les pays de l’UE, certains pays sont clairement des perdants, c’est le cas de la France. Or l’automobile est, ou plutôt était, un secteur industriel crucial pour l’économie française. La filière automobile française générait 21,4 milliards d’euros de valeur ajoutée en 2019, avant la crise sanitaire, soit 8% de la valeur ajoutée de l’industrie manufacturière, et employait 212 000 salariés.
D’autres pays de l’UE sont, au contraire, des gagnants de la restructuration du secteur automobile mondial. C’est le cas des nouveaux pays membres dans l’UE (Hongrie, Pologne, Tchéquie, Roumanie, Slovaquie, Slovénie et Bulgarie). Ces pays représentent aujourd’hui 31% des effectifs totaux, contre 16% en 2005 (source CCFA).
On assiste ainsi, globalement, à une restructuration massive du marché mondial de l’automobile depuis une vingtaine d’années, au détriment de certains pays, comme la France, mais avec la montée en puissance d’autres pays producteurs de voitures. Quels sont les pays gagnants et les perdants ? De quels avantages concurrentiels ont bénéficié ces gagnants des restructurations ? Quelles évolutions sont envisageables ?
La reconfiguration spatiale de la production automobile mondiale depuis 2000
L’analyse des données de production des dix principaux pays mondiaux fabricants d’automobiles sur la période 2000-2023 met en évidence des changements majeurs dans la répartition de la production mondiale (source : OICA).
Le premier élément remarquable est la progression de la Chine et de quelques autres pays émergents (voir tableau 1 ci-dessous). L’empire du milieu assurait 3,5% de la production automobile mondiale en 2000, c’est plus de 32% aujourd’hui ! Ce pays, qui n’était que le 8e producteur mondial au début du siècle, a pris la première place dès 2009 et a continué sa progression dans les années 2010. La Chine a donc pris le leadership sur la production automobile mondiale, et ce bien avant l’émergence de la motorisation électrique. L’écart qui s’est creusé entre le leader et ses suiveurs est tout aussi notable. Si, en 2000, la part de marché relative du leader (les États-Unis) vis-à-vis de de son dauphin (le Japon) était de 1,26, deux décennies plus tard, la part relative de la Chine vis-à-vis du numéro 2, américain, est de 2,84 !
Tableau 1. Hiérarchie de quatre pays producteurs de véhicules automobiles en 2000 et 2023
Nombre de véhicules produits et part de la production mondiale (source des données : OICA)
La Chine est donc, de très loin, le grand gagnant de l’évolution de la production mondiale au cours des deux dernières décennies.
On peut remarquer également la progression de quelques autres pays émergents comme le Brésil, la Thaïlande et l’Inde qui ont tous trois intégré le top 10. L’Inde est désormais le 4e producteur mondial avec une part de 6,3%. D’autres pays hors de ce top 10 ont également fortement progressé. Ainsi, la Turquie, la République Tchèque et l’Indonésie ont aujourd’hui des niveaux de production très proches de celui de la France alors qu’ils pesaient respectivement 13% de la France en 2000 pour les deux premiers et 9% pour le troisième.
Le deuxième constat est la perte de parts de marchés, au niveau mondial, de tous les pays historiquement producteurs de voitures : les États-Unis, le Japon, le Canada, la Corée du Sud ainsi que les pays d’Europe de l’Ouest : l’Allemagne, l’Espagne, le Royaume-Uni, la France et l’Italie. Mais on peut constater que parmi les perdants, certains sont plus perdants que d’autres. La Corée fait partie des pays qui ont plutôt bien résisté puisque sa part de la production mondiale d’automobiles s’élève en 2023 à 86% de celle de 2000 (4,5% contre 5,3%). S’ils restent le deuxième producteur mondial, la part de marché des Etats-Unis a quant à elle été divisée par deux, de 21,8 à 11,3%. Le Japon et l’Allemagne ont subi un sort similaire avec des parts passant de 17,3% à 9,6% pour le premier et de 9,4% à 4,4% pour le second. Si le Japon n’a perdu qu’une place dans le classement (de la 2e à la 3e place), l’Allemagne en a perdu trois, n’étant en 2023 que le 6e producteur mondial.
Les trois grands pays producteurs qui ont le plus perdu sont le Canada, l’Italie et surtout la France. Leurs parts de marché de 2023 représentent à peine 33, 32 et 28% respectivement de leur part de 2000 et ils ne figurent plus dans le top 10 (le Canada est 11e, la France 12e et l’Italie 19e).
La France fait partie des pays les plus touchés par l’évolution de la géographie de la production mondiale de véhicules automobiles, avec de sérieuses conséquences économiques. En 2020, la France représente 9,4% des effectifs totaux de l’industrie automobile européenne, c’était 12% en 2004. Excédentaire de 12,3 milliards d’Euros en 2004, le solde automobile français s’est ensuite profondément dégradé. Le premier déficit date de 2010 et il a atteint 19,9 milliards d’Euros en 2022 et 24 milliards en 2023. Ce secteur représente à lui seul 54% du déficit commercial tricolore des produits manufacturés.
Il y a donc bien une reconfiguration profonde des lieux de la production mondiale d’automobiles. La répartition mondiale n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était il y a vingt ans. Cette évolution s’est faite au détriment de l’économie et des échanges extérieurs de pays historiquement producteurs d’automobiles notamment en Europe de l’Ouest et particulièrement en France.
Quelles sont les raisons de ces changements ?
Le volume de production d’un pays donné dépend très largement de son attractivité pour les entreprises de ce pays et les entreprises étrangères. La littérature économique fait apparaître que cette attractivité est liée sans ambigüité à trois facteurs : le volume de la demande dans ce pays, les coûts de production et la politique d’attractivité mise en place par les gouvernements locaux : subventions, exemption de taxes, aides à la R&D[i].
Le plus évident des facteurs est celui de la demande intérieure. Plus elle est élevée, plus les entreprises peuvent mettre en route des usines de gros potentiel et ainsi bénéficier d’économies d’échelle importantes, ce qui leur permet de réduire leurs coûts, d’améliorer leur avantage concurrentiel et d’améliorer leurs marges. Comme le mentionnait par exemple récemment un porte-parole de Volvo dans un article du Figaro, « la décision de construire l’EX30 à Gand reflète notre ambition de construire nos voitures là où nous les vendons le plus » (Le Figaro, 13 juin 2024).
Ainsi, la croissance spectaculaire du marché automobile chinois est sans conteste une cause essentielle de la progression de la production locale. Entre 2005 et 2023, la production sur le sol chinois a été multipliée par 4,28, et les ventes en Chine par 4,23 ! Même si le pays exporte et importe des véhicules, le niveau de la production et des ventes locales sont quasiment identiques et suivent la même trajectoire dans le temps. De façon plus globale, les quatre premiers producteurs mondiaux sont également ceux qui ont le plus fort niveau de ventes domestiques (la Chine, les États-Unis, le Japon et l’Inde).
Mais cela ne suffit pas à expliquer toutes les différences entre les pays. En effet, si l’on compare le niveau de production et le niveau de ventes, on constate que si la Chine produit à peu près autant de voitures que son marché intérieur demande, les États-Unis sont importateurs nets (la production sur le sol américain s’établit aux deux tiers des ventes domestiques) et le Japon est exportateur net (la production domestique est supérieure de 88% aux ventes).
Les coûts de production sont également un facteur déterminant de la localisation et notamment le coût de la main d’œuvre. En particulier, le niveau des coûts de la main d’œuvre est clé. Ainsi, en France, les coûts directs de main d’œuvre représentent 15% des coûts d’exploitation de l’industrie automobile et les coûts indirects (par l’achat d’intrants intermédiaires nationaux) pèsent 28% des coûts totaux (Conseil d’analyse économique). Le coût de la main d’œuvre explique sans doute assez largement la position actuelle de la Chine et l’essor de la production dans des pays comme la Turquie, le Mexique, le Maroc ou encore des pays d’Europe centrale et orientale (Hongrie, Pologne, République Tchèque, Roumanie, Slovaquie, Slovénie et Bulgarie). Une grande différence avec la Chine est que la plupart de ces pays sont essentiellement des pays d’implantation de constructeurs étrangers, et qu’ils ne disposent pas de constructeurs locaux de taille significative. Malgré les évolutions récentes, les grands constructeurs restent originaires des Etats-Unis, d’Europe de l’Ouest, du Japon et de la Corée.
Enfin, les politiques publiques en faveur de l’industrie en général et de l’automobile en particulier ont aussi une influence. Ainsi, la place qu’a prise la Chine dans le concert des producteurs mondiaux d’automobile est, selon de nombreux spécialistes, en partie liée aux aides massives consenties par le gouvernement de Pékin en faveur des voitures électriques, que ce soit au niveau de l’offre ou au niveau de la demande. Les barrières douanières peuvent aussi bien sûr avoir un impact non négligeable.
Quid de l’avenir ?
On pourrait faire l’hypothèse que l’émergence des véhicules électriques pourrait changer la donne et conduire certains pays à regagner en attractivité pour attirer de nouvelles usines dans le domaine de l’assemblage, mais aussi des batteries, qui représentent 30% à 40% du coût de la voiture électrique. Cependant, là aussi, la Chine, qui a misé très tôt sur cette technologie et y a beaucoup investi, dispose d’avantages concurrentiels considérables. Elle contrôle 50% des mines d’exploitation des métaux rares et 80% du raffinage des matériaux (Les Echos,15 avril 2024). Elle assure également 60% de la capacité mondiale de production des batteries et six entreprises chinoises figurent parmi les dix premiers fabricants de batteries. Jouissant de coûts de production inférieurs à l’Europe de 10 000 à 30 000 euros par véhicule (Challenges, 10 juin 2024), la Chine domine donc aussi les marchés mondiaux de la voiture électrique. Ce pays a ainsi vendu 2 millions de voitures électriques d’octobre à décembre 2023, porté par la montée en puissance de constructeurs comme BYD, devenu l’an dernier le premier vendeur mondial de véhicules électriques devant Tesla.
Face à ce tsunami chinois dans la voiture électrique, des politiques publiques en faveur de l’automobile électrique se mettent en place en Europe et aux Etats-Unis. Outre le fait que dans l’électrique les barrières à l’entrée sont moins élevées que dans le thermique où dominent des savoir-faire éprouvés, selon de nombreux spécialistes ce succès chinois est en effet lié aux aides massives consenties par le gouvernement de Pékin en faveur des voitures électriques, que ce soit au niveau de l’offre ou au niveau de la demande.
Ce sont surtout les barrières douanières qui peuvent avoir un impact important, essentiellement pour laisser aux industriels locaux le temps de rattraper leur retard sur leurs concurrents fabricant en Chine. Les États-Unis ont ainsi récemment décidé de taxer à 100% les importations de voitures chinoises et la Commission européenne a annoncé le 12 juin dernier des droits de douanes sur les importations de véhicules électriques produits en Chine pouvant atteindre 38,1%, applicables dès le 4 juillet prochain. Ces montants, qui s’ajoutent aux 10% déjà existants, ont été dénoncés comme « purement protectionnistes » par Pékin. Pékin qui pourrait, à son tour, augmenter les droits de douanes pour des produits européens importés en Chine et ainsi déclencher une guerre commerciale.
Il reste difficile, à ce stade, de savoir quel sera l’avenir de la voiture électrique et quels seront les lieux d’implantation des futures usines. Plusieurs facteurs peuvent exercer une influence. La technologie des batteries n’est pas stabilisée et les évolutions technologiques pourraient changer la nature des avantages concurrentiels et remettre en cause les positions établies. L’évolution du niveau des droits de douanes dans les différents pays aura une incidence forte sur les décisions relatives à l’arbitrage entre exportation et production à l’étranger et au choix des pays d’implantation. Enfin, dans un marché éminemment mondialisé désormais, le soutien des gouvernements, au secteur en particulier et à la production en général, restera un facteur clé.
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[i] Mayer T. & Mucchielli J-L., (1999), « La localisation à l’étranger des entreprises multinationales. Une approche d’économie géographique hiérarchisée appliquée aux entreprise japonaises en Europe », Économie et statistique, 326-327, 1999 ; Fontagné L. & Mayer, T. (2005), « Les choix de localisation des entreprises », CEPII, L’Economie mondiale 2006, pp. 96-106 (La Découverte).