En économie, peut-on dire n'importe quoi ? edit
Le Monde a publié dans son numéro daté du 11 avril un article de Thomas Coutrot et Michel Husson critiquant les évaluations des effets du CNE produites par Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo, ainsi que la réponse de ces derniers. La critique porte sur la méthodologie adoptée pour effectuer le chiffrage - les modèles d'appariement qui décrivent comment employés et employeurs se rencontrent sur le marché du travail - qui est présentée comme « baroque ».
D’un côté, deux économistes reconnus au niveau international, qui ont produit une analyse de qualité. De l’autre deux idéologues, inconnus du monde académique et se livrant à une critique incompétente. Ils ont pris les devants en récusant à l’avance les « économistes libéraux [qui] se drapent du prestige de leurs titres et de l'aura de la science ». En quelques mots, ils cherchent à décrédibiliser les auteurs, puisqu’ils sont « libéraux », et se débarrassent de toute critique professionnelle en rejetant « l’aura de la science ». C’est de bonne guerre sur les tréteaux des réunions politiques, mais c’est une bien mauvaise manière d’amorcer un débat important.
Au delà de la question du CPE ou CNE, cet échange est intéressant parce que symptomatique de la manière dont on débat en France des questions économiques. Evaluer les effets du CNE est en partie une question d’économie. C’est ici qu’interviennent des professionnels. S’ils sont compétents, ils sauront quel instrument adopter et comment l’utiliser. Le CNE a aussi des effets non-économiques, on a beaucoup parlé de précarité. Il faut d’une part comparer ce type de précarité à celle subie par les chômeurs. Ces comparaisons peuvent être éclairées par l’analyse économique des effets du CNE, mais le verdict final ne peut être qu’un jugement politique sur l’intérêt de déplacer ainsi les risques subis par différentes personnes. Chacun a un rôle à jouer : aux économistes revient la tâche d’évaluer la situation, à l’opinion publique et ses responsables celle de tirer les conclusions.
Cette séparation entre aspects techniques et politiques est essentielle, et la frontière est souvent allégrement franchie. Bien des économistes, ou supposés tels, n’hésitent pas à promouvoir des jugements que leur technique ne permet pas de tirer, et bien des acteurs politiques ne se donnent pas la peine de consulter les experts. Chaque déviance nourrit l’autre avec pour résultat une profonde confusion. La France se distingue sur ce point de la plupart des autres pays développés où les économistes débattent d’abord entre eux et s’efforcent de dégager un consensus qui sert ensuite de base au débat politique. D’où vient cette spécificité française ?
Il y a d’abord le poids de l’idéologie. Par définition, l’idéologie est ascientifique. La démarche scientifique exige d’examiner les faits et d’en tirer les conclusions, quelles qu’elles soient. L’idéologie part des conclusions et sélectionne les faits qui peuvent les justifier. L’opinion prédominante en France est que l’économie n’est pas une science mais une construction idéologique. A partir de là, il n’y a plus d’expert et toutes les opinions sont possibles puisqu’elles ne sont pas soumises à la loi d’airain de la validation empirique. Or l’économie, telle que la pratiquent les professionnels dans le monde entier, est scientifique. Certes, c’est une discipline relativement récente et donc encore limitée dans ses résultats. Mais la seule solution logique est d’utiliser au mieux l’état des connaissances, ce que l’on sait être plausible et ce que l’on sait être faux. Par exemple, Thomas Coutrot et Michel Husson évoquent les modèles d’appariement. Cette approche, développée il y a plus de vingt ans (et non en 1994 comme l’affirment les auteurs), a été soumises à des centaines de tests. On sait quand elle marche et quand elle ne marche pas. Elle fait partie des instruments d’analyse usuels des économistes du travail et se prête bien au cas du CPE. En rejetant cette technique, parce qu’ils n’aiment pas les conclusions auxquelles elle conduit, Thomas Coutrot et Michel Husson ignorent une masse de travaux scientifiques et se passent délibérément des connaissances actuelles. C’est comme si on refusait d’utiliser un scanner parce qu’il révèle un cancer.
Aucun autre pays développé n’accorde tant d’importance à la critique de l’économie de marché. Tant à droite qu’à gauche, la vision dominante est que les marchés fonctionnent mal, que les profits sont excessifs, que les employés sont maltraités par les patrons, que les hauts salaires sont immérités et les bas salaires inacceptables. Cette vision, qui a un fort relent de marxisme et de sa fameuse lutte des classes, se nourrit d’informations soigneusement choisies pour illustrer telle ou telle assertion. Aucun économiste sérieux ne prétend que tout va bien en économie de marché. En fait, depuis des décennies, la recherche est essentiellement focalisée sur ce que l’on appelle, pudiquement peut-être, les imperfections de marché, avec pour premier objectif celui de les corriger. De plus, les marchés ne sont pas les seuls à fonctionner de manière imparfaite. Les systèmes politiques souffrent eux aussi de dérèglements. Réduire le champ de l’économie pour augmenter celui de la politique revient à choisir un dysfonctionnement à la place d’un autre. Ceux qui veulent en finir avec l’économie de marché doivent expliquer comment ils entendent traiter les dysfonctionnements politiques. Les expériences passées ne sont guère encourageantes, et il faut tout de même reconnaître que les pays qui ont adopté l’économie de marché sont non seulement les plus riches mais aussi les plus égalitaires et les plus libres.
Cette spécificité française se nourrit d’une profonde inculture économique. Ce mépris s’étend à la science économique qui part de l’hypothèse que les gens normaux « maximisent leurs revenus ». On passe alors du mépris à l’ignorance, voire à l’hostilité. La voie est alors ouverte aux slogans simplistes et aux interventions politiques qui aggravent la situation. Des articles incompétents peuvent alors être publiés en toute impunité et l’utilisation d’arguments purement idéologiques remplace efficacement l’analyse scientifique.
Tant que le débat économique ne sera pas construit sur des arguments et des faits validés par les connaissances du moment, les réformes resteront soumises aux rapports de forces politiques, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Comment nous sortir de ce piège ? On en revient à la presse qui a le devoir éminent de contribuer à l’éducation de l’opinion publique, aux côtés du système d’enseignement. Toutes les opinions ont le droit d’être défendues, bien sûr. Mais au nom de la liberté de penser on ne peut pas mettre sur le même plan économistes qualifiés et idéologues patentés.
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