États-Unis: un coup d'État légal… au ralenti edit
Un chroniqueur du New York Times observait récemment que la politique américaine pourrait être « au milieu d'un changement radical par rapport aux règles et traditions démocratiques qui ont guidé le pays pendant très longtemps[1] ». J'ai abordé ce sujet en octobre dernier dans un article paru sur Telos, « Le risque d'un coup d'État légal aux États-Unis ». Parce qu'il est en cours de formation et se produit lentement, on peut parler désormais d’un coup d'État au ralenti. Pour citer la célèbre observation de Winston Churchill en 1942 (bien que dans un sens diamétralement opposé à son affirmation prudemment optimiste), « Ce n'est pas la fin. Ce n'est même pas le début de la fin. Mais c'est, peut-être, la fin du commencement. »
Les États-Unis n'ont jamais été une démocratie modèle. Mais un consensus presque complet a longtemps considéré que les candidats perdants devaient accepter la légitimité des résultats électoraux. Donald Trump a mis cette norme en lambeaux en affirmant sans fondement que l'élection présidentielle avait été volée, en déployant des efforts frénétiques pour renverser l'élection, et en maintenant ses affirmations tout en organisant un effort pour empêcher une future défaite. Grâce à l'emprise de Trump sur le Parti républicain, la plupart des dirigeants républicains continuent de soutenir ses actions pernicieuses. Cette quasi-unanimité contribue à expliquer pourquoi environ 75 % des électeurs républicains, soit environ un tiers de l'électorat américain, continuent de croire que Joseph Biden a volé l'élection.
Bien qu'elle soit organisée au vu et au su de tous, il est difficile de reconnaître la campagne visant à subvertir la démocratie américaine car elle est moins spectaculaire et moins violente que le soulèvement du 6 janvier. Cependant, elle représente un danger potentiellement plus grand. Plutôt qu'un chaos écrasé en quelques heures, le coup d'État au ralenti est pacifique et apparemment légal. Certains éléments du plan ont déjà été mis en œuvre ; les caractéristiques les plus extrêmes pourront être utilisées en cas de défaite des candidats républicains, notamment lors des élections présidentielles.
Si ce coup réussit, il détruira les fondements de la démocratie américaine. Une récente déclaration publiée par 150 politologues met en garde : « La politisation partisane de ce qui a longtemps été une administration fiable et non partisane des élections représente un danger clair et présent pour l'avenir de la démocratie électorale aux États-Unis[2]. »
Le contexte
Lors de six des sept dernières élections présidentielles, les candidats démocrates ont reçu plus de voix que leurs rivaux républicains. Le Parti républicain est donc confronté à un défi de taille : comment gagner des élections malgré un programme relativement impopulaire. Depuis l'élection de Richard Nixon en 1968, chaque candidat républicain à la présidence a cherché à surmonter ce handicap en défendant des valeurs socialement conservatrices pour séduire ce que Nixon appelait la « majorité silencieuse ». Donald Trump a remporté la présidence en 2016 en adhérant fidèlement à cette tradition, revêtue d'un populisme flamboyant.
Le désavantage structurel du « Grand Old Party » (GOP) est aggravé par le fait que son électorat majoritairement blanc représente une proportion décroissante de l'électorat. En outre, les jeunes électeurs favorisent de manière disproportionnée le Parti démocrate.
Le handicap électoral du GOP est partiellement compensé par les caractéristiques non démocratiques des institutions politiques américaines, par exemple, le mandat constitutionnel selon lequel tous les états fédéraux américains ont deux sièges au Sénat et au moins trois voix au Collège électoral. Par une heureuse coïncidence (pour le GOP), les États les moins peuplés et les plus ruraux sont pro-républicains. Par conséquent, bien qu'il soit un parti minoritaire au niveau national, le Parti républicain contrôle actuellement l'assemblée législative et le gouvernorat dans 23 États, les démocrates dans 15 États. Douze États sont gouvernés par un exécutif et une assemblée de deux couleurs différentes.
Une deuxième caractéristique constitutionnelle favorisant le Parti républicain est le fédéralisme. Bien que la Constitution et les lois nationales réglementent de nombreux aspects des élections, le GOP tire des avantages substantiels du fait que la Constitution confie aux États la responsabilité de dessiner les cartes des circonscriptions électorales, de définir les conditions d'éligibilité des électeurs, d'administrer les élections et de certifier les résultats des élections.
Pendant la présidence de Donald Trump et surtout depuis sa défaite électorale en 2020, le GOP a adopté des mesures supplémentaires favorisant le contrôle du GOP. Les éléments les plus extrêmes du coup d'État au ralenti ont été créés pour être éventuellement utilisés si les républicains perdent les prochaines élections de 2022 et 2024.
Éléments du coup d'État au ralenti
1. La suppression des électeurs comprend des mesures réduisant le nombre d'électeurs démocrates probables, notamment les personnes noires, brunes, moins instruites, pauvres et jeunes. Ces techniques consistent à purger les listes électorales, à exiger des documents d'identification que les électeurs pro-démocrates sont moins susceptibles de posséder, à limiter les possibilités d'inscription sur les listes électorales, de vote par correspondance et de vote anticipé, et à réduire le nombre de bureaux de vote. Pendant les neuf premiers mois de 2021, selon le Brennan Center for Justice[3], 19 États ont adopté 33 lois contenant des dispositions limitant l'accès au vote. Le GOP prétend que les mesures de restriction du vote sont nécessaires pour garantir l'intégrité des élections. Ironiquement, ces mesures sont adoptées précisément pour contrecarrer la démocratie et, à la limite, faciliter le vol électoral.
2. Le gerrymandering. C’est une tradition pour les deux partis de redessiner les cartes des circonscriptions électorales, lorsqu'ils contrôlent les gouvernements des États, afin de maximiser les perspectives électorales futures du parti majoritaire. Mais le Parti républicain a considérablement accéléré ce processus pour pénaliser les partisans du parti démocrate, en particulier les électeurs noirs, qui sont en grande majorité pro-démocrates. Pour illustrer l'impact de ce procédé, prenons l'exemple de l'Ohio, un « swing state » contrôlé aujourd’hui par le Parti républicain. Alors que les républicains ont obtenu environ 53 % des voix en 2020, les experts prévoient que le redécoupage électoral leur permettra de remporter 80 % des sièges de la Chambre des représentants de l'État en 2022[4]. Ce n’est qu’un exemple. Le redécoupage ultra-partisan mené par les républicains augmente considérablement les chances du parti de reprendre le contrôle de la Chambre des représentants lors des élections de mi-mandat de 2022.
3. Le remodelage du système judiciaire. En tant qu'arbitre de la constitutionnalité des lois, le pouvoir judiciaire, avec la Cour suprême au sommet, exerce un immense pouvoir. Au cours des dernières décennies, la Cour suprême s'est fortement déplacée vers la droite, en particulier depuis que le président Trump y a nommé trois juges très conservateurs. Des décisions récentes ont réduit les limites des dépenses de campagne, permettant aux citoyens privés et aux entreprises de dépenser des sommes obscènes ; d’autres décisions ont réduit la capacité des tribunaux fédéraux à dissuader les législatures des États de pratiquer le gerrymanding, d’autres encore ont réduit la capacité des autorités fédérales à empêcher les gouvernements des États de promouvoir des pratiques de vote discriminatoires sur le plan racial. Cette droitisation de la Cour suprême est due au fait que les présidents républicains ont choisi six de ses neuf membres actuels, et alors que les présidents démocrates nomment généralement des libéraux modérés à la Cour, ils ont choisi des conservateurs d'extrême droite. La Cour suprême est ainsi devenu un acteur du lent coup d'État du Parti républicain.
4. La politisation du personnel et des pouvoirs chargés de contrôler les élections. L'une des raisons pour lesquelles la tentative de Trump d'annuler l'élection de 2020 a échoué est que la plupart des fonctionnaires électoraux (y compris les républicains), ainsi que pratiquement tous les juges (fédéraux et des États), ont rejeté son affirmation frauduleuse selon laquelle l'élection était corrompue. Par exemple, Brad Raffensberger, le très conservateur secrétaire d'État (ministre de l’Intérieur) de Géorgie, a rejeté à plusieurs reprises les supplications personnelles de Trump de « trouver » suffisamment de voix lui permettre de remporter cet État. Trump et le Parti républicain ont pris la mesure du pouvoir discrétionnaire considérable laissé aux juges des États et aux responsables locaux des élections, et ils ont lancé une vaste campagne pour recruter des alliés complaisants, en particulier dans les swing states que Biden a remporté de justesse en 2020 et dont l'issue déterminera probablement la prochaine élection présidentielle[5].
5. La certification des résultats de l'élection. Si les techniques que nous venons d'identifier ne permettent pas d'obtenir des victoires électorales républicaines, les républicains des États rouges ont conçu une arme de dernier recours : autoriser les législatures des États à rejeter la certification officielle du candidat gagnant par un commissaire électoral ou un secrétaire d'État impartial et à certifier le candidat perdant comme vainqueur. Bien que la campagne post-2020 de Trump, « Stop the Steal », qui recommandait précisément cette procédure, ait échoué, son utilisation pourrait déterminer l'issue des élections à l'avenir. Bien que ce scénario dystopique puisse paraître fantaisiste, treize États contrôlés par les Républicains ont récemment adopté la législation requise, rendant cette procédure potentiellement disponible si nécessaire.
Une réponse tardive et encore insuffisante
Étant donné qu'une grande partie de l'organisation du coup d'État se déroule sous le radar, au niveau des États et au niveau local, on n'a reconnu que tardivement que l'objectif des efforts républicains est passé de l'annulation de l'élection de 2020 à la prévention de futures victoires démocrates. Heureusement, d'excellents rapports ont récemment mis en garde contre le danger futur[6]. Cependant, les actions actuelles pour prévenir le coup d'État sont terriblement insuffisantes.
Quatre sources d'opposition peuvent être identifiées. La première, ce sont les urnes. Le Parti démocrate cherche désormais à contrer la domination républicaine sur les gouvernements des États, le redécoupage des circonscriptions et la corruption de l'administration électorale, en recrutant des candidats pour les bureaux locaux. De plus, des raz-de-marée électoraux démocrates rendraient plus difficile la subversion des résultats. Cependant, des victoires démocrates retentissantes en 2022 et 2024 sont hautement improbables, étant donné les désavantages structurels du parti décrits ici, le mouvement de balancier typique contre le parti du président sortant lors des élections de mi-mandat, et le fait que la popularité de Biden et du Parti démocrate a chuté ces derniers mois.
Une deuxième source d'opposition est le système de justice pénale. Le ministère de la Justice a poursuivi plus de 700 personnes ayant participé à l'attaque du Capitole le 6 janvier, dont plus de 50 ont été condamnées. Cependant, jusqu'à présent, seuls les fantassins de la campagne de subversion ont été poursuivis. Des poursuites pénales pourraient encore être engagées contre des hommes politiques de premier plan, dont Donald Trump. Cela pourrait contribuer à dissuader de futurs comportements criminels. Toutefois, étant donné que le coup d'État au ralenti n'implique pas la commission de crimes purs et simples, il ne relèverait pas de la compétence du système de justice pénale.
Troisièmement, les démocrates du Congrès ont parrainé des lois visant à créer ou à renforcer les normes et réglementations nationales garantissant l'intégrité des élections. Des dispositions obligent les gouvernements des États à autoriser l'inscription automatique et le jour même des électeurs, à offrir des possibilités adéquates de vote anticipé et de vote par correspondance, à créer des procédures de redécoupage non partisan et à prévoir des mesures pour lutter contre la discrimination raciale dans le processus électoral. Toutefois, compte tenu de l'opposition quasi unanime des républicains au Congrès, ces réformes ne parviendront sans doute pas à devenir loi. Alors que trois projets de loi ont été adoptés par une courte majorité à la Chambre des représentants, l'obstruction républicaine au Sénat les empêche d'y être adoptés. En outre, comme il est pratiquement certain que les démocrates perdront le contrôle d'au moins une chambre du Congrès lors des élections de mi-mandat de 2022, la possibilité d'une action législative a pratiquement disparu.
Enfin, la mobilisation de la base constitue une quatrième source d'opposition à ce coup d'État au ralenti, même si parmi les nombreux mouvements sociaux progressistes et d'organisations à but non lucratif, peu ciblent spécifiquement la lutte contre la corruption électorale.
Et maintenant?
Le défi posé par le coup d'État au ralenti pourrait être comparé aux stress tests conçus par le Congrès pour les banques américaines après la crise financière de 2008 afin de déterminer si elles disposaient des ressources et de la résilience nécessaires pour résister à un stress financier extrême. Le coup d'État au ralenti pourrait être considéré comme un test de résistance pour la démocratie américaine. Passera-t-elle l’épreuve ?
[1] David Leonhardt, « A radical shift in democratic norms », New York Times, 14 décembre 2021.
[2] « Statement of concern: the threats to american democracy and the need for national voting and administration standards », 1er juin 2021
[3] Brennan Center for Justice, “Voting laws roundup », octobre 2021.
[4] Ari Berman, « Republicans are rigging elections for the next decade », Mother Jones, 22 novembre 2021.
[5] Amy Gardner, Tom Hamburger et Josh Dawsey, « Trump allies work to place supporters in key election posts across the country, spawning fears about future challenges », Washington Post, 29 novembre 2021
[6] Voir les articles déjà cités, ainsi que Robert Kagan, "Our constitutional crisis is already here", Washington Post, 23 septembre 2021 ; Jeffrey Goldberg, "A party, and nation, in crisis", The Atlantic, janvier-février 2022, et Barton Gellman, "Trump's next coup has already begun", The Atlantic, janvier-février 2022.
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