Guerre des monnaies : petits et gros mensonges edit
Le taux de change chinois suscite toutes sortes de vaticinations, y compris chez des économistes fort respectables. Les détracteurs de la Chine, qui du haut de leur modeste taux de croissance donnent des leçons à ceux qui ont accompli le plus grand miracle économique ayant jamais eu lieu sans appropriation de terres ou de main-d’œuvre étrangères, aiment évoquer les déséquilibres de compte courant. Une meilleure mesure de la compétitivité serait la balance commerciale, car il y a dans le compte courant des flux spéculatifs qui contournent les restrictions de change, et qui ont explosé depuis que les détracteurs de la Chine ont fait naître le mythe de la hausse inéluctable du renminbi. L’excédent commercial chinois annuel avec le reste du monde était de 184,5 milliards de dollars à la fin de 2010, soit 3,6% du PIB. Or plus de dix grandes économies ont un excédent commercial dépassant ce chiffre d’au moins un point. Une comparaison avec l’Allemagne est éclairante : ce pays pourtant pauvre en ressources naturelles présente le premier excédent commercial du monde : 205,4 milliards de dollars, soit 6,0% de son PIB.
À en croire les Américains, un pays ne peut dégager de tels excédents commerciaux sans manipuler son taux de change. C’est faux, en général, et en particulier dans le cas de l’Allemagne. Son taux de change vis-à-vis de ses partenaires commerciaux hors zone euro (environ 50% de ses échanges commerciaux) flotte librement. Depuis 2002, il s’est apprécié de 60% par rapport au dollar. Quant au taux de change allemand avec les autres membres de la zone euro, il est fixe depuis 1999. À l’époque, ce taux était considéré comme surévalué pour deux raisons trop souvent oubliées : 1) lors de l’unification, elle avait fait le choix coûteux d’une parité 1:1 entre le Deutschemark et l’Ostmark ; 2) dans les années 1990 plusieurs pays de l’UE avaient procédé à des dévaluations au sein du mécanisme de taux de change européen. (On pourrait raconter une histoire similaire à propos de la Chine ; entre 1994 et 2005, sa monnaie était arrimée au dollar américain, par rapport auquel elle a depuis commencé à s’apprécier. Mesuré en sorties de capitaux réels, privés, spéculatifs, le même taux de change aujourd’hui considéré comme sous-évalué était alors jugé surévaluée et exposé au risque de dévaluation.)
L’excédent commercial de l’Allemagne vient-il d’une consommation artificiellement déprimée ? Il est difficile de le soutenir quand on sait que l’Allemagne a le taux de chômage le plus bas des pays du G7. À 6,6% sur une mesure normalisée, ce taux est inférieur à presque toutes les estimations de ce que devrait être le taux de chômage naturel de l’Allemagne (une notion qui tient compte des inadéquations dues à la géographie, aux compétences et à autres frictions), ce qui suggère que la demande intérieure a plutôt tendance à être trop haute que trop basse. En effet, la croissance du PIB par tête au cours des dix dernières années est plus élevée que n’importe quel autre pays du G7, y compris le Canada et les États-Unis. L’oncle Picsou ne passe pas ses vacances en Espagne, il ne conduit pas une Mercedes et ne vit pas à Düsseldorf.
L’autre argument utilisé contre le succès économique allemand est que cette croissance boostée par les exportations n’est pas durable. Mais les deux tiers de cette croissance ont été tirés par les économies émergentes qui connaissent une croissance beaucoup plus rapide que l’Allemagne ou les pays du G7. Si elles continuent à fonder leur expansion économique sur l’importation de produits d’ingénierie de qualité, alors l’Allemagne continuera à faire mieux que les autres pays du G7.
L’Allemagne est aujourd’hui en excellente position tout simplement parce qu’elle a mené des réformes difficiles et qu’elle n’a pas participé aux orgies hypothécaires des années 2000, ce qui lui a permis de maintenir la dette privée à des niveaux raisonnables et d’orienter les investissements vers l’amélioration de la qualité de ses produits. Les mêmes pays qui autorisaient des prêts excessifs à leurs consommateurs pour s’acheter des maisons les uns aux autres, ou à leur gouvernement pour financer des guerres discutables, ces mêmes pays s’avisent aujourd’hui à donner des leçons à ceux qui n’ont pas commis leurs erreurs et ils nous expliquent doctement que tout est de la faute du taux de change nominal.
Le refrain de la manipulation déloyale des taux de change contre les industriels américains est une vieille antienne. On l’entendait déjà à Detroit avant l’émergence de la Chine. Il y a vingt ans on nous disait que si les consommateurs achetaient des Toyota et des Nissan, c’était à cause de pratiques commerciales déloyales, et non parce que les Japonais ne voulaient pas vendre des monstres énergivores. La dévaluation progressive du dollar n’a pas empêché le déclin de Detroit au niveau mondial et même aux États-Unis. En revanche elle a eu des effets certes temporaires, mais coûteux, sur des tiers : elle a contribué à la longue dépression japonaise, ainsi qu’à la crise du SME de la période 1992-1995, toutes deux été déclenchées par les records à la baisse atteints par la monnaie américaine. Aujourd’hui, la faiblesse du dollar, alimentée par la politique d’assouplissement quantitatif, induit une hausse globale de l’inflation. Le manipulateur de taux de change, ce sont les États-Unis. Il est beaucoup plus facile de manipuler une monnaie flottante pour la faire baisser que de manipuler un taux de change fixe. Il y a bien aujourd’hui une politique de dévaluation du dollar. C’est d’ailleurs tout à fait compréhensible du point de vue américain, vu les limites de la politique monétaire et budgétaire.
Ce dont ont besoin les États-Unis pour reprendre le chemin d’une croissance durable, c’est de tirer les leçons des réussites d’autres économies, et pas de les faire dérailler. Cela suppose une réglementation visant à limiter les prêts excessifs pour le secteur du logement, de ne pas continuer à subventionner le boom du logement des classes moyennes, et de se concentrer sur la qualité des produits, sur les compétences et sur les infrastructures, plutôt que de bricoler avec le taux de change nominal et de s’en prendre aux étrangers.
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