Russie et Occident: le fossé grandissant entre les opinions publiques edit
Le Pew Resarch Center a publié le 10 juin dernier une enquête du plus grand intérêt sur l’état actuel des opinions publiques russe et occidentales. Ses principaux résultats méritent un examen attentif car ils font ressortir le fossé croissant qui les sépare.
Ce qui frappe d’abord, c’est le retournement de l’opinion publique russe à l’égard de l’Occident. En l’espace de deux ans, les opinions positives à l’égard des Etats-Unis sont passées de 51% à 15% et, à l’égard de l’Union européenne, de 63% à 31%. La propagande du pouvoir russe à l’égard de l’Occident, présenté désormais comme un ennemi, a pu produire tous ses effets sur une opinion publique de plus en plus réceptive à cette vision des choses. L’OTAN, présentée comme la menace principale, a vu son image positive passer de 30% à 12%. Cette organisation représente aujourd’hui une menace majeure pour 50% des Russes et une menace mineure pour 31%. C’est donc une opinion russe largement mobilisée, qui cible l’ensemble des pays appartenant à l’OTAN et considère désormais les pays de l’Ouest comme des adversaires, comme au temps de la guerre froide. De ce point de vue, la notion d’Occident a repris tout son sens en Russie.
Symétriquement, la Russie apparaît aux opinions publiques des pays occidentaux comme une menace importante. Notons d’abord que les opinions positives à l’égard de la Russie sont passées en deux ans de 36% à 25% en moyenne dans les pays qui figurent dans l’enquête.
L’intensité de cette menace est cependant ressentie de manière variable selon les pays. Ainsi, interrogés sur le degré gravité de la menace russe sur les pays voisins de la Russie, hors Ukraine, la proportion de ceux qui considèrent qu’il s’agit d’une menace majeure s’étagent de 70% des Polonais à 59% des Britanniques, 51% des Français, 49% des Espagnols, 44% des Canadiens et des Italiens mais de seulement 38% des Allemands. Face à cette menace, une majorité, dans chaque pays, fait confiance aux Etats-Unis pour défendre militairement un pays membre de cette organisation et voisin de la Russie au cas où il serait attaqué (68% en moyenne, les Polonais étant cependant un peu moins confiants que les autres sur la certitude d’une intervention américaine).
En revanche, en cas de conflit militaire sérieux entre la Russie et un tel pays, les opinions publiques sont à la fois partagées sur l’éventualité d’une intervention militaire de leur pays, pourtant membre de l’OTAN, pour le défendre. En effet, si les Américains sont les plus interventionnistes (56%), en revanche, les Français, les Italiens et surtout les Allemands sont les plus hostiles à une telle action (58% hostiles contre 38% favorables dans ce dernier pays). Ceci montre qu’aux yeux des européens, l’OTAN signifie essentiellement les Etats-Unis !
La question ukrainienne est à l’évidence celle qui divise le plus les opinions russe et occidentales. Du côté russe, la préoccupation principale est d’empêcher l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN (83%) et à l’Union européenne (68%). Pour autant ils ne sont qu’une courte majorité à souhaiter l’adhésion adhésion de ce pays à l’Union économique eurasienne qui lie la Russie à la Biélorussie, le Kazakstan et l’Arménie (45% contre 40%). A propos de la sécession en Ukraine des républiques auto-proclamées de Donetsk et de Luhansk, c’est-à-dire du Donbass, seulement 11% sont pour un retour au statu quo ante, 21% sont favorables à son autonomie au sein de l’Ukraine, mais 35% veulent qu’elle devienne indépendante et 24% qu’elle soit rattachée à la Russie. Ainsi, une nette majorité est opposée au respect de l’intégrité des frontières antérieures de l’Ukraine.
Du côté des Occidentaux, si la majorité des opinions publiques font porter la responsabilité de la violence en Ukraine orientale à la Russie et, en second lieu, aux séparatistes, des différences apparaissent, notamment entre les Polonais qui sont 56% à incriminer la Russie et les Allemands qui ne sont que 29%.
De manière générale, le clivage principal oppose les Allemands et les Italiens d’un côté aux citoyens des autres pays étudiés de l’autre (France, Royaume-Uni, Espagne, Etats-Unis, Pologne et Canada). Les premiers sont nettement moins interventionnistes que les seconds. Ainsi, dans l’éventualité d’un conflit militaire entre un pays de l’OTAN voisin de la Russie et celle-ci, entre 47% et 56% de ces derniers sont favorables à l’emploi de la force par son pays contre seulement 40% des Italiens et 38% des allemands. De même, s’agissant de l’envoi d’armes aux Ukrainiens, entre 40 et 50% des premiers y sont favorables contre seulement 22% des Italiens et 19% des Allemands.
Dans le même sens, la majorité des opinions publiques occidentales sont favorables à une entrée de l’Ukraine dans l’OTAN sauf en Italie et en Allemagne où l’opposition à une telle orientation est nettement majoritaire. S’agissant de son entrée dans l’Union européenne, le clivage est à peu près le même, à part le passage, sur cette question, de l’opinion française dans le camp des opposants.
En revanche l’ensemble des opinions publiques sont favorables à l’apport d’une aide économique à l’Ukraine et aux sanctions économiques contre la Russie.
Ainsi, à part le plus petit dénominateur commun que sont les sanctions économiques d’un côté et l’aide économique de l’autre, les opinions publiques occidentales sont clairement divisées sur l’attitude à adopter face à la politique interventionniste russe. Celle du pays européen dominant économiquement, l’Allemagne, est particulièrement réticente à tout engagement militaire et à toute intégration de l’Ukraine dans les organisations et institutions occidentales.
On comprend dans ces conditions que les gouvernements occidentaux n’aient pu se mettre d’accord que sur des mesures limitées et pacifiques. Il n’existe pas en effet, dans les conditions actuelles, de consensus des opinions publiques occidentales pour contrer militairement les ambitions de la Russie si celle-ci utilise la force. Chacun compte en fait en Europe sur les États-Unis. Enfin, il faut constater que sur ces questions les deux plus grandes puissances économiques du monde occidental, les États-Unis et l’Allemagne, sont les plus opposées. Il est vrai qu’elles sont séparées par l’océan Atlantique et que l’Allemagne, qui est proche géographiquement de la Russie, n’a pas oublié la catastrophe qu’a constituée pour elle le dernier conflit mondial !
Face aux divisions et aux incertitudes des opinions occidentales, l’opinion publique russe, elle, fait bloc comme jamais autour du président Poutine. Grâce à sa gestion de la crise ukrainienne, sa popularité est au plus haut dans son pays. 88% des Russes, soit une augmentation de neuf points en trois ans, lui font confiance pour prendre les bonnes décisions dans les affaires internationales et, en particulier, 83% d’entre eux approuvent sa gestion de la crise ukrainienne. Certes, en une seule année, la proportion de ceux qui estiment que la situation économique en Russie est mauvaise est passée de 44% à 73%. Mais cette conscience de l’aggravation de cette situation n’altère pas, ou pas encore, la confiance des Russes à l’égard de leur leader. La raison de cette popularité de Vladimir Poutine est simple à comprendre. Plus des deux tiers des Russes considèrent comme lui que la dissolution de l’URSS a été une catastrophe pour la Russie et qu’il leur a rendu le sens de la fierté nationale. Ainsi, 63% des Russes ont aujourd’hui une image très favorable de leur pays contre 29% il y a seulement deux ans.
Dans ces conditions, il nous faudra rechercher de manière plus approfondie pourquoi la propagande agressive du pouvoir poutinien a pu s’avérer si efficace sur le peuple russe et, du coup, revisiter les relations de l’Occident avec la Russie depuis la chute du mur. Il faudra également que l’Occident, face à un régime qui le présente par un véritable ennemi, qui est soutenu de manière presque unanime par son opinion publique et qui a triplé en quelques années son budget militaire, se repose clairement la question de l’état de son propre armement et celle de la capacité de l’OTAN à contrer l’expansionnisme russe dans son ancienne empire. Les européens pourront-ils continuer à se reposer entièrement sur les Etat-Unis à travers l’OTAN sans construire une défense européenne ou sans participer au renforcement des forces de l’OTAN en Europe, forces qui se sont affaiblies au fur et à mesure que la Russie augmentait les siennes ? Enfin et surtout, il faudra que les pays de l’Union européenne s’efforcent d’adopter une position commune à l’égard de la politique russe qui soit autre chose que la juxtaposition des différentes positions des pays membres dont la résultante est toujours l’alignement par le bas. Ici comme ailleurs n’est-ce pas de plus d’Europe dont nous avons besoin et non pas de moins ?
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