Non, l’ascenseur social n’est pas en panne! (2) edit
Il y a deux ans et demi, je publiais dans Telos un article sous ce même titre, fondé sur les données de l’INSEE issues des enquêtes Formation et qualification professionnelle (FQP), une des principales sources sur la mobilité sociale en France. Or l’INSEE vient de publier les premiers résultats de la dernière enquête FQP réalisée en 2014-2015[1]. Ils justifient pleinement, à partir de données récentes, le titre que je donnais au papier de 2016, « l’ascenseur social n’est pas en panne ». Il me semble donc utile de revenir sur ces résultats, tant l’idée fausse qu’il n’y a plus de mobilité sociale en France (ou seulement du déclassement) est ancrée dans l’opinion (et malheureusement propagée bien souvent par les médias, voire par certains intellectuels).
Une forte mobilité sociale en France
Ces données passionnantes permettent de comparer sur de larges échantillons la catégorie socioprofessionnelle occupée par les pères et par les fils, et, nouveauté de la dernière enquête, celle des mères et des filles (le faible taux d’activité des femmes a longtemps rendu difficile l’analyse de la mobilité sociale les concernant spécifiquement). Il en ressort d’abord principalement que la mobilité sociale est considérable : 65% des hommes actifs occupés de 35 ans à 59 ans occupent une position professionnelle différente de celle de leur père. Cette mobilité est encore plus forte pour les femmes : le même pourcentage les concernant (en comparaison de leur mère) est de 71%. Nous sommes donc très loin d’une société immobile.
Cette mobilité peut s’expliquer en partie par les transformations de l’économie : recul de l’agriculture, déclin de l’industrie, montée d’une société de services, toutes ces transformations structurelles, indépendantes de la volonté des actifs présents sur le marché du travail, se traduisent par des destructions d’emplois dans certains secteur et des créations dans d’autres, et donc par de la mobilité. Mais cette mobilité structurelle, quel que soit son niveau, n’est pas le signe qu’une société soit socialement « fluide », une société qui permette à ses membres d’échapper à un destin social imposé par la naissance ou simplement par le fait que leur milieu social d’origine, comme ce fut le cas pour les agriculteurs, est numériquement en déclin. C’est ce qui différencie la mobilité structurelle de la mobilité nette, celle qui est indépendante de ces transformations de l’économie. Dans l’ouvrage qui a fait date en France sur la mobilité sociale (Tel père, tel fils ?), paru en 1982, Claude Thélot considérait d’ailleurs, à partir des données dont il disposait à l’époque, qu’une très grande part de la mobilité s’expliquait par ces facteurs structurels. Ces derniers ont exercé un impact considérable sur la structure des emplois : en 1975, la population active comprenait 35% d’ouvriers, 16% de salariés intermédiaires et seulement 7% de cadres supérieurs ; en 2015, la part des ouvriers a chuté à 21%, tandis que celle des cadres et des professions intermédiaires s’élevait respectivement à 16% et 24%. Les catégories salariées moyennes et supérieures sont aujourd’hui largement plus nombreuses que les catégories ouvrières.
Qui s’explique de moins en moins par les transformations de l’économie
Pourtant, l’étude de l’INSEE qui vient d’être publiée montre que cette explication structurelle est de moins en moins pertinente pour expliquer la mobilité sociale. La part de la mobilité structurelle dans l’ensemble la mobilité sociale des hommes par rapport à leur père est ainsi passée de 40% en 1977 à 36% en 1985, 33% en 1993 et 2003, et seulement 24% en 2015. Le déclin des facteurs structurels est continu. Pour autant, la mobilité sociale d’ensemble n’a pas baissé ; elle n’a pas non plus augmenté, mais est restée stable à un niveau élevé (65% pour les hommes, on l’a dit). Et les trois-quarts de cette mobilité élevée s’expliquent donc par des mouvements indépendants des transformations de l’économie. Sous réserve de travaux plus approfondis que ceux qui résultent du quatre pages de l’INSEE, on doit pouvoir en conclure que la société française est socialement plus fluide qu’elle ne l’était il y a 20 ou 30 ans. S’il se confirme, c’est un résultat important qui vient contredire l’extraordinaire pessimisme des Français sur leur destin social et surtout sur celui de leurs enfants.
Bien sûr, mobilité ne veut pas dire uniquement ascension sociale. La mobilité peut être ascendante ou descendante. Elle peut aussi parfois être difficilement classée dans ces deux cases (lorsqu’on passe par exemple d’une catégorie de salarié à une catégorie de non salarié, ou lorsqu’il s’agit d’une mobilité à l’intérieur des catégories non salariées). Mais restreignons l’analyse à la mobilité entre catégories salariées qui concerne la plus grande partie de la société française.
Notons au passage, comme nous le faisions déjà dans la note précédente, que l’égalité des chances a un coût pour ceux qui sont issus des milieux sociaux favorisés. En effet, une distribution purement aléatoire des places occupées par les enfants, et donc une complète égalité des chances, se traduirait par un fort déclassement de ceux issus de milieux favorisés. Les craintes souvent exprimées dans la société française au sujet du déclassement, parfois présenté comme le résultat d’une société injuste, sont ainsi paradoxales. Une société parfaitement juste serait beaucoup plus cruelle pour ceux qui craignent aujourd’hui le déclassement. Il est vrai cependant que l’on raisonne ainsi dans un univers purement national et que les craintes de déclassement expriment sans doute la peur d’une redistribution des richesses et des opportunités à l’échelle mondiale. Mais c’est une autre question.
Parmi les salariés, la mobilité sociale ascendante l’emporte assez largement sur la mobilité descendante : 28% des hommes ont connu une ascension sociale par rapport à leur père, tandis que 15% ont connu un déclin social. Non seulement l’ascenseur social n’est pas bloqué mais il fonctionne plus vers le haut que vers le bas. Néanmoins, les données de l’INSEE montrent une nette croissance du déclassement : en 1977, seulement 7% des fils connaissaient une mobilité sociale descendante. Celle-ci a doublé depuis. La note de l’INSEE ne propose pas d’interprétation de cette tendance longue. Cette mobilité descendante se fait surtout entre des catégories sociales proches : des cadres vers les professions intermédiaires et de ces derniers vers les employés ou ouvriers qualifiés. Ces circuits courts valent aussi pour la mobilité ascendante. Le « saut » de mobilité au-delà d’une catégorie limitrophe est nettement moins fréquent.
Des femmes de plus en plus mobiles
La croissance de la mobilité sociale des femmes est particulièrement impressionnante. Leur taux de mobilité verticale (c’est-à-dire ascendante ou descendante entre deux catégories salariées) a plus que doublé depuis 1977 pour atteindre 52%, dépassant de 9 points celui des hommes et ces mouvements sont plus souvent ascendants que chez les hommes. Par exemple, 30% des femmes dont la mère était employée ou ouvrière qualifiée sont accédé aux professions intermédiaires et 15% à la catégorie des cadres (les % sont respectivement de 27% et 13% pour les hommes). Cette poussée de la mobilité sociale féminine introduit-elle une concurrence accrue entre les sexes pour l’accès aux catégories sociales moyennes-supérieures dont les hommes commenceraient à pâtir ? À ce stade l’étude de l’INSEE ne permet pas de l’affirmer, mais il est certain en tout cas qu’un rééquilibrage rapide de la structure des emplois par sexe est en train de s’opérer. Dans la génération des enfants adultes enquêtés en 2015, 46% des fils occupaient un emploi de cadre ou de profession intermédiaire ; les filles ne sont plus très loin, puisqu’elles sont 43% à occuper un emploi du même type.
La société française est donc loin d’être immobile. Les possibilités de s’élever dans l’échelle sociale entre deux générations existent. Les risques de déclassement aussi. Il faut bien sûr garder à l’esprit que ces mouvements se situent principalement au cœur du salariat, et s’effectuent pour l’essentiel entre les catégories populaires et les classes moyennes. Ils ne bouleversent pas, loin s’en faut, l’accès aux positions sociales les plus élevées qui restent, en France, très cadenassées par le recrutement élitiste des grandes écoles et des réseaux d’influence qui leur sont liés.
[1] INSEE Première, n° 1739, février 2019.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)