Taïwan: quel paysage politique après les élections? edit
Les notions de gauche et de droite sont peu opérantes à Taïwan. La ligne de fracture politique se joue plutôt entre le camp bleu et le camp vert. Entendez, pour le premier, les partisans du Kuomintang (« Parti nationaliste chinois », ou KMT), le parti hérité du dictateur Chiang Kai-shek, avec quelques satellites en coma prolongé. Quant au camp vert, s’il comprend aussi des écologistes, il est surtout dominé par le Parti démocrate progressiste (ou DPP selon son acronyme anglais) et quelques petits partis eux aussi en situation critique.
Un des principaux points de clivage entre KMT et DPP est le rapport à la Chine. Le KMT marque un attachement à la République de Chine, le nom officiel de Taïwan, et une ligne conciliante avec Pékin (jusqu’à la soumission diront certains), et pour le DPP, une ligne beaucoup plus ferme ; si une déclaration d’indépendance de jure (pour une République de Taïwan par exemple) est pour l’heure impossible car elle enclencherait automatiquement un conflit armé avec Pékin, il s’agit de protéger le mieux possible la liberté et l’indépendance de facto dont jouit l’île aujourd’hui.
La campagne s’est déroulée sans incident. On n’a vu aucun bourrage d’urnes et les morts se sont arrêtés de voter. En revanche, dans plusieurs comtés, les électeurs continuent de soutenir des candidats du KMT très proches de la pègre, y compris lorsqu’ils sont mêlés à des scandales d’État et en cours de procès.
Le scrutin du samedi 13 janvier 2024 a réuni plus de 13 millions de participants, soit une participation proche de 72%, semblable aux précédentes élections présidentielles et législatives. Les électeurs devaient glisser dans l’urne trois bulletins : le premier pour élire le nouveau président et le ou la vice-présidente, et les deux autres pour les représentants au Yuan législatif (le Parlement), soit 79 sièges par secteur géographique et 34 sièges éligibles sur des listes de parti devant chacune recueillir plus de 5% des voix à l’échelon national (un seuil rédhibitoire pour pratiquement tous les petits partis), soit un total de 113 sièges, ce qui fait peu pour 23 millions d’habitants.
Si le DPP a remporté la présidentielle avec 5,5 millions de voix soit 40% des voix contre 33% pour le KMT, il a en revanche perdu la majorité au Parlement, passant de 60 à 51 sièges[1]. Comment expliquer ce recul malgré une performance exceptionnelle sur le plan économique ? Les premiers éléments d’explication sans doute une petite lassitude après huit ans de pouvoir, et un manque d’enthousiasme par rapport à Lai qui n’est pas aussi bon communiquant que Tsai ou Ko. Mais il faut pointer aussi le poids de la propagande de Pékin. Enfin, le recul du DDP s’est fait au profit du KMT (qui passe à 52 sièges), mais aussi d’un nouveau venu, le Parti populaire taïwanais (ou TPP) qui a fait campagne sous une nouvelle bannière : ni bleue ni verte, mais blanche.
L’émergence du TPP
Créé en 2020, ce nouveau parti a recueilli plus de trois millions des voix à la présidentielle, et surtout, il a obtenu huit sièges au Parlement, ce qui lui permet de se poser en arbitre incontrôlable du jeu politique. Le leader du TPP est l’ancien maire de Taipei, Ko Wen-je, qui se veut « pragmatique » et au-dessus de l’opposition qu’il juge stérile entre le KMT et le DPP. Doué d’un certain bagou qui plaît à une partie de la jeunesse, il multiplie les messages incongrus et contradictoires sur les réseaux sociaux dont TikTok, en jouant à la fois d’un populisme réactionnaire (remarques homophobes et racistes sous prétexte de rompre avec le politiquement correct) et une arrogance élitiste en se targuant de son passé de médecin du prestigieux hôpital de l’Université nationale de Taïwan et de son sens des affaires, notamment avec la Chine. Quant à la géopolitique, il prône le compromis avec Pékin, ce qui l’a conduit récemment à se rapprocher du KMT (après avoir obtenu la mairie de Taipei grâce au soutien du DPP). À l’automne dernier, une tentative d’alliance pour la présidentielle entre les deux partis a échoué. S’ils étaient parvenus à trouver un compromis, ils auraient certainement remporté l’élection présidentielle. On a donc échappé au pire.
Mais sitôt les élections passées, le TPP s’est déjà montré très coopératif avec le KMT au Parlement, à commencer par l’élection du président début février, en entérinant le choix plus que problématique de Han Kuo-yu, notamment pour son attitude très conciliante avec Pékin, mais aussi parce qu’il s’agit du plus grand looser de l’histoire récente : ancien candidat du KMT défait à la présidentielle de 2020, il s’était vu déchoir six mois plus tard de son siège de maire de Kaohsiung, la deuxième ville du pays, au terme d’une mobilisation citoyenne tant ses électeurs étaient outrés de son amateurisme nonchalant.
Pour l’heure, il est clair que le TPP entend surtout faire alliance avec le KMT pour bloquer le DPP au maximum, quitte à renier un bon nombre des prises de positions passées de Ko, notamment par rapport à une ligne relativement indépendante par rapport à la Chine. Cela promet un jeu serré pour les parlementaires DPP et une ligne de manœuvre délicate pour le nouveau président William Lai et son gouvernement. Après la passation de pouvoir en mai prochain avec l’actuelle présidente Tsai Ing-wen, Lai devra notamment faire avaliser la nomination du président du Yuan exécutif, le chef du gouvernement. Il est heureux qu’il ait déjà fait le bon choix pour le poste de vice-présidente en sollicitant Hsiao Bi-khim, à la fois forte d’une solide expérience politique de terrain au sein du DPP, et elle aussi populaire, notamment pour le travail diplomatique qu’elle a accompli comme représentante de Taïwan à Washington.
Quelques jours avant les élections, Nathan Batto, un collègue de l’Academia Sinica, expliquait sur son blog que pour l’interview qu’il avait donnée à The Economist à propos de ces élections, il avait fait l’impasse sur le TPP car il estimait que d’ici dix ans, ce parti se sera probablement évaporé comme beaucoup d’autres challengers politiques avant lui. On peut espérer qu’il a raison, mais on peut aussi en douter. Car il semble difficile de dire si le TPP finira par se dissoudre ou s’il continuera à absorber davantage d’électeurs déçus du DPP et du KMT.
L’un de ses dirigeants est Huang Kuo-chang, un juriste qui, comme Tsen Bo-yu, s’est lancé en politique à la faveur du mouvement des Tournesols de 2014. Mais la comparaison avec Tseng s’arrête là car Huang est un animal politique d’une tout autre espèce. Dans la foulée de ce vaste mouvement politique qui s’opposait au projet du KMT pour un libre échange avec Pékin, Huang avait contribué à la formation du New Power Party (NPP) qui avait obtenu cinq sièges aux élections de 2016, pour en perdre deux en 2020 et n’en avoir plus aucun en janvier dernier, faute d’avoir dépassé le seuil des 5%. Bien qu’indépendant, le NPP était initialement plus proche du camp vert. Mais par son caractère dirigiste et hyper-narcissique, opportuniste à souhait, Huang a non seulement beaucoup contribué à la déconfiture du NPP, on l’a vu durcir de plus en plus sa critique du DPP, en se faisant de plus en plus discret vis-à-vis du KMT, et surtout envers Ko, jusqu’à faire alliance avec ce dernier. S’il poursuit sur cette lancée, il y a donc quelque chance qu’il fasse aussi exploser le TPP.
Pour l’heure, au Parlement, si le TPP est incontournable et s’il se veut arbitre du jeu politique, il est plus enclin à soutenir le KMT. Pour le DPP, les divergences fondamentales avec le KMT et le TPP seront nombreuses, notamment sur le budget de la défense et plus généralement sur toutes les politiques qui concernent l’attitude à adopter par rapport à Pékin.
Si l’on ose espérer que le KMT et le TPP ne vendront pas Taïwan à Pékin, l’inquiétude demeure au regard de certains scandales telle l’attitude plus que douteuse de la parlementaire KMT Ma Wen-chun – réélue en janvier – accusée d’avoir manœuvré pour faire capoter la fabrication d’un premier sous-marin taïwanais alors qu’elle était membre de la commission des questions de défense du Parlement.
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[1] Pour le détail des résultats : https://www.taiwanplus.com/taiwan-election-2024/results?title=Legislative