Comment Poutine et son clan ont pris le pouvoir edit
On ne saurait trop recommander la lecture du livre passionnant de Catherine Belton, Les Hommes de Poutine. Fruit d’une enquête fouillée par une journaliste britannique qui a été longtemps correspondante du Financial Times à Moscou, il nous livre bien plus qu’une étude sur l’entourage de Poutine, mais une plongée dans trente années d’histoire de la Russie, et même au-delà puisqu’il remonte aux menées du KGB à la fin des années 1980, avant l’effondrement de l’URSS.
L’auteure nous fait comprendre comment le pouvoir a été conquis par une partie de l’ancien KGB, devenu FSB, dont Poutine a été le représentant et, surtout, comment une dictature d’un nouveau type s’est établie, en utilisant les ressources du capitalisme pour se l’approprier, à des fins personnelles le plus souvent, mais, également, avec l’ambition de reconstituer la puissance russe ébranlée par la chute de l’URSS. Ce travail s’appuie sur des entretiens approfondis avec des acteurs et des témoins qui ont été proches du pouvoir, particulièrement des oligarques, en exil ou aujourd’hui décédés. Catherine Belton donne des analyses détaillées de la prise de contrôle de l’économie de tout un pays. Le lecteur devra entrer dans la complexité des montages financiers, mais ils sont nécessaires à la compréhension de la nature du système mis en place.
Soulignons quelques points essentiels. L’importance, d’abord, du rôle de Poutine à Saint-Pétersbourg, au début des années 1990, derrière la façade d’un maire « libéral », qui tissa un réseau d’influence au croisement de la politique, des services de sécurité, de l’affairisme et du crime organisé. Repéré pour son savoir-faire et appelé à Moscou, soutenu par quelques grands oligarques de la période eltsinienne, qui ont dépecé l’économie russe dans ce qui fait sa force, le pétrole et le gaz, et dans son système bancaire, Poutine devient Premier ministre et est rapidement choisi par un Eltsine malade et sa « famille » pour assurer une succession qui garantissait l’impunité à l’ancien président et à ses proches, et qui paraissait n’être à leurs yeux qu’un moment de transition.
La prise de contrôle par Poutine
Il en a été différemment – on le sait, et c’est la seconde partie du livre. Car, en quelques années, les oligarques qui avaient pris trop d’indépendance, et qui voulaient avoir directement un rôle politique, notamment par la propriété de médias, ont été écartés, pour le mieux, ou déchus, leurs entreprises étant reprises par des rachats imposés. Le procès et l’emprisonnement de Mikhail Khodorkovski, un temps l’homme le plus riche de la Russie, a été pour ce faire exemplaire. Les oligarques restés en place ont accepté, désormais, leur assujettissement au pouvoir poutinien. S’est ainsi construit un capitalisme sauvage (on ne parle pas de syndicats !), non pas contrôlé par l’État mais par Poutine et ses hommes, en Russie même et dans le monde. L’acceptation apparente des règles du capitalisme a trompé les élites occidentales qui, en même temps, ont bien voulu l’être, compte tenu de la masse des capitaux venant de Russie. Elles n’ont pas voulu voir la concentration du pouvoir qui s’est opérée – le rétablissement de la « verticale » du pouvoir selon les mots de Poutine –, avec la répression de plus en plus affirmée contre les oppositions, et l’élimination physique de certaines de leurs figures. Elles n’ont pas pris au sérieux l’évolution idéologique du régime, marquée dès 2007, avant même l’intermède pseudo-libéral de Medvedev à la présidence. Un nationalisme revendiqué, un conservatisme sociétal appuyé sur la religion, une critique de principe de l’Occident libéral et décadent sont des constantes désormais répétées à tout moment, défendues et promues par des idéologues qui constituent un autre cercle du pouvoir.
Un point important, évidemment, tient dans l’action du régime dans le monde. La tradition du KGB avait déjà fait pleinement sienne la réalité de la guerre hybride… On la retrouve, maintenant, à l’œuvre, facilitée par les ressources du pétrole et du gaz, contrôlées par les hommes du pouvoir, pour mener des politiques d’influence dans les médias et les réseaux sociaux, de financement des partis et des mouvements, aujourd’hui, le plus souvent des droites populistes, hostiles notamment à l’unité de l’Europe et, tout simplement, de corruption de personnalités politiques par des postes, grassement rétribués, dans les conseils d’administration des grandes entreprises russes. La City de Londres a été, pendant des années (Londongrad, disait-on), la plaque tournante de cette volonté d’emprise. Les lecteurs trouveront de nombreux exemples significatifs.
L’agression de l’Ukraine vient de loin
La dernière partie du livre permet de retrouver une actualité malheureusement connue. L’agression de l’Ukraine a été préparée de longue date. Plus que la présence de l’OTAN dans l’ancienne Europe de l’Est – car le territoire de la Russie n’était pas menacé –, c’est l’existence d’un régime démocratique en Ukraine, malgré ses failles, regardant vers les libertés de l’Ouest qui était insupportable. La « révolution » de Maïdan – un coup d’État anti-russe pour Poutine – a mis en marche, depuis 2014, le processus qui devait mettre fin à l’Ukraine comme État indépendant. Les voiles se sont, alors, déchirés aux yeux du plus grand nombre. L’économie de marché, dans la Russie actuelle, est largement un simulacre. L’État de droit, avec une justice aux ordres, est un leurre. La politique étrangère du régime poutinien soutient, partout dans le monde, les dictatures et les mouvements les plus réactionnaires. Les pages sur les rapports avec Donald Trump, avant et après sa présidence, sont ici illustratives.
En refermant ce livre, on mesure l’étendue de ce qui est maintenant notre problème et de ce qui est le drame du peuple russe, soumis à une dictature « relookée » certes, mais qui repose sur la violence et la corruption. Les bases du régime poutinien, cependant, ne sont peut-être pas solides. La distance que manifeste toute une part de la population est patente. Le capitalisme affairiste que connaît la Russie n’a pas permis la constitution d’une économie diversifiée. L’absence des libertés n’est pas un facteur favorable pour une économie d’innovation aujourd’hui décisive. Poutine n’a peut-être pas médité suffisamment sur les causes du déclin de l’Empire soviétique…
Catherine Belton, Les Hommes de Poutine. Comment le KGB s’est emparé de la Russie avant de s’attaquer à l’Ouest, Talent Editions, 2022, 590 p, 23,90 €
Une première version de cet article est parue dans L’Ours, mensuel socialiste de critique politique et culturelle, n°522, novembre 2022
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