Faut-il parler de guerre contre le terrorisme ? edit
Après les attentats du 13 novembre dernier à Paris, François Hollande a déclaré, devant le Congrès réuni à Versailles le surlendemain, que la France était « en guerre » ; qu’elle avait été l’objet d’une « agression », d’ « actes de guerre » ; il a parlé de « la durée et la dureté avec laquelle (sic) nous devons combattre », et promis que la France serait « impitoyable ». Annonçant les premières réponses militaires françaises, il a dit : « il n’y aura dans cette action aucun répit et aucune trêve ». « Nous éradiquerons le terrorisme, (…) le terrorisme ne détruira pas la république, car c’est la république qui le détruira », a-t-il conclu.
Dans son discours, le Président de la république a précisé qu’il s’agissait d’ « une guerre d’un autre type face à un adversaire nouveau ». Il l’a désigné : « notre ennemi, notre ennemi en Syrie, c’est Daech », organisation disposant « d’une assise territoriale, de ressources financières et de capacités militaires. (…) Il ne s’agit pas de contenir mais de détruire cette organisation ». Il a appelé à cette fin à la constitution d’une « grande et unique coalition », en déplorant que la communauté internationale soit restée « divisée et incohérente » face à elle. Mais, au-delà de Daech, François Hollande a rappelé que : « nous sommes en guerre contre le terrorisme djihadiste qui menace le monde entier et pas seulement la France », parlant de « cette guerre, qui dure depuis plusieurs années ».
Le discours de François Hollande fait écho point par point à celui prononcé par George Bush le 20 septembre 2001 devant le Congrès : c’était aussi un discours de guerre, qui identifiait deux ennemis, Al Qaïda, que Bush promettait de détruire, et au-delà, le terrorisme global contre lequel il annonçait une campagne longue et difficile visant à l’éradiquer. Il appelait à cette fin à constituer une coalition, en prévenant les autres nations : « vous êtes soit avec nous, soit avec les terroristes. »
Beaucoup alors, notamment en Europe, avaient critiqué l’emploi du mot guerre en relation avec la lutte contre le terrorisme. De fait, le mot valorise les ennemis, leur confère une dignité, celle de combattants, que les terroristes revendiquent, alors même qu’ils sont des criminels. Il a conduit les Etats-Unis à user contre eux de procédures d’exception : l’internement sans jugement des terroristes présumés à Guantanamo comme « combattants illégaux », et leur jugement par des commissions militaires ad hoc, procédés contestables qui sortaient directement de la logique de guerre où s’étaient enfermés les Américains.
On disait alors de cette sur-militarisation de la réponse américaine que « lorsqu’on se promène avec un marteau, tous les problèmes finissent par ressembler à un clou ». Et, de fait, après la campagne d’Afghanistan, guerre justifiée par la base territoriale qu’y trouvait Al Qaïda et par la complicité avérée des Talibans, les Américains ont raisonné comme s’ils cherchaient où serait le prochain pays où intervenir, non en se demandant comment agir au mieux pour poursuivre ce qui restait d’Al Qaïda et achever de le détruire. L’aventure irakienne en est sortie et, à sa suite, non pas un affaiblissement du terrorisme, mais les dérèglements de la région qui ont créé Daech, et en ont fait un sanctuaire terroriste pire s’il était possible qu’Al Qaïda.
L’emploi du mot guerre par François Hollande répond au sentiment d’indignation de l’opinion, et ne va évidemment pas avoir les conséquences littérales qu’en avaient tirées les Américains. Il va rester largement métaphorique, et la France aujourd’hui ne risque pas d’être entraînée dans l’aventure par l’excès de ses ressources militaires comme l’a été l’Amérique surpuissante des années 2000. Le risque pour elle est inverse : celui, en parlant de guerre, d’évoquer une réponse militaire qu’elle n’a pas les moyens de fournir ; celui, aussi, de l’impliquer plus avant dans des conflits au Moyen-Orient qui ne sont pas les siens ; celui enfin, de mal rendre compte de la dimension intérieure de la menace, extraordinairement complexe et sensible, et qui ne se prête pas aux simplifications de la rhétorique de guerre.
La comparaison avec l’Afghanistan s’impose. Daech est responsable des attentats, qu’il a revendiqués ; il est localisé sur le plan territorial, et nous sommes fondés à intervenir contre lui, comme les Américains l’avaient fait contre les Talibans et en réalité davantage (les Talibans soutenaient Al Qaïda, mais ne se confondaient pas avec lui). Nous pouvons atteindre Daech en organisant ses ennemis, sur place et à l’extérieur, et en les appuyant par des moyens aériens, sur le modèle Afghan, où la combinaison des forces de l’Alliance du nord et des bombardements américains avait permis une victoire rapide.
Sans même parler des limites de nos capacités aériennes, ce sera sensiblement plus difficile en Syrie qu’en Afghanistan: les Américains avaient utilisé des forces spéciales en nombre, ce que nous excluons ; ils avaient réalisé l’unité des ennemis locaux des Talibans ; ils bénéficiaient d’un soutien international unanime ; ils avaient neutralisé le principal soutien extérieur des Talibans, le Pakistan. Les ennemis de Daech sont divisés, en Irak et, plus encore en Syrie où un combat sans merci les oppose; les intervenants extérieurs soutiennent dans les deux pays des camps rivaux ; Daech bénéficie de complicités nombreuses dans le monde sunnite, d’autant plus difficiles à interrompre qu’elles ont inavouées.
Notre riposte militaire contre Daech dépend donc, pour avoir une chance d’être efficace, d’alignements diplomatiques et politiques qui seront extraordinairement difficiles à réaliser. Ce n’est pas impossible, mais c’est prendre un risque que de la promettre impitoyable, sans trêve ni répit dans ces conditions. D’autant qu’il y a asymétrie dans ce qu’on appelle, dans le jargon stratégique, la maîtrise de l’escalade. Nous avons décidé de riposter militairement. L’escalade, ce serait pour Daech de répéter en réponse les attentats de Paris : on ne sait s’il en est capable, mais la décision d’essayer n’appartient qu’à lui. De notre côté nous ne sommes pas maîtres de l’escalade, puisque notre riposte militaire dépend du concours d’autres, dans la région et au-delà.
Le combat où nous sommes engagés est légitime, mais il s’inscrit dans un paysage stratégique complexe, qu’il faut considérer plus largement que notre ennemi. Daech doit sa fortune au fait qu’il se situe au confluent de quatre conflits : entre la majorité chiite et la minorité sunnite en Irak ; entre Bachar El-Assad et ses diverses oppositions en Syrie ; deux guerres qui s’inscrivent elles-mêmes dans un conflit plus large, entre les régimes conservateurs sunnites et le monde chiite, du Yemen à l’Iran ; et enfin dans une série de conflits entre la mouvance djihadiste et les pouvoirs en place, du Mali à l’Egypte.
Or nous sommes retrouvés partie prenante dans tous ces conflits. Nous nous y sommes même portés en avant : en engageant des forces aériennes contre Daech en Irak à la mi-2014 puis en élargissant cet engagement à la Syrie en septembre dernier ; en prenant la tête de l’opposition occidentale au régime de Bachar El-Assad dès 2012, ce qui nous a conduit au bord de l’intervention armée contre lui en 2013 ; sans être partie à la tension globale entre sunnites et chiites, nos positions en pointe sur le nucléaire iranien ont rendu difficile notre relation avec l’Iran. Enfin, nous sommes, depuis le Mali, le pivot de la lutte anti djihadiste au Sahel.
Trop parler de guerre dans ce contexte, c’est encourir deux critiques: la première est que la guerre ne date pas du 13 novembre, que nous l’avons d’une certaine façon décidée nous-mêmes, et qu’elle précédait les attentats de l’année 2015 à Paris, ce que François Hollande a assumé devant le Congrès. La seconde est qu’à se retourner sur ces dernières années, la France s’est mise en pointe dans trop de combats et qu’elle ne peut assumer son implication simultanée sur autant de fronts. D’ailleurs, certains de ces combats étaient-ils les nôtres ? Fallait-il aider les Etats-Unis à réparer leurs erreurs en Irak en y intervenant contre l’Etat islamique, alors que nos forces étaient accaparées au Mali ? Le mérite au moins du discours de guerre est qu’il autorise à se concentrer sur l’essentiel et aidera à sérier entre des priorités stratégiques devenues à l’évidence trop nombreuses ; mais ce sens des priorités, s’il se manifeste, arrivera bien tard.
Enfin, et c’est peut-être là l’essentiel, le discours de guerre comporte un risque particulier lorsque l’on est attaqué par des gens de son pays. Alors même que le 11 septembre était une attaque extérieure ne bénéficiant d’aucune complicité américaine, George Bush avait eu soin de tempérer son discours par des mots de solidarité et de confiance à l’adresse des musulmans d’Amérique. Or les criminels du 13 novembre 2013 étaient dans leur grande majorité de nationalité française. François Hollande a attribué à Daech la responsabilité principale des attentats, évoqué des « complicités françaises », déploré que « des Français aient tué d’autres Français », décrit le parcours qui les avait menés de la délinquance au terrorisme.
Mais le discours du président de la république a laissé de côté une double inquiétude : celle de la société française qui découvre en son sein une capacité de haine dont elle ne comprend pas les ressorts ; et celle des Musulmans de France, menacés d’amalgame. Ces questions fondamentales, le discours de guerre ne les traite pas. Il les esquive, et risque peut-être de les aggraver.
La France mène un juste combat contre le terrorisme, dont l’année 2015 a montré à quel point il pouvait être douloureux, risqué, et lourd de dangers pour le tissu social français. Le discours de guerre est en partie justifié : attaqués par Daech sur notre territoire, nous sommes fondés à répliquer sur le sien. Mais il rend compte d’une menace mixte, intérieure et extérieure, criminelle et idéologique avant d’être militaire, et dont les déterminants internationaux sont infiniment difficiles à modifier pour la France ; et il n’est pas sans risque pour cet objectif sous l’égide duquel François Hollande avait entendu placer son discours, celui de l’unité nationale.
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