Ukraine: un cessez-le feu est-il possible? edit
L’élection de Donald Trump et son investiture le 20 janvier prochain rapprochent la perspective de négociations sur la guerre en Ukraine, qu’il s’est fait fort « d’arrêter en un jour ». Des deux côtés, l’on s’y prépare : l’Ukraine tente de faire en sorte que les efforts de paix de la future administration soient moins biaisés en faveur de la Russie que ce qu’ont laissé entendre des propos de campagne de Trump ; la Russie affecte l’indifférence, tout en se disant disposée à négocier sur la base des résultats des pourparlers russo-ukrainiens interrompus en avril 2022, ce qui semble atténuer les préconditions inacceptables mises par Poutine à d’éventuels pourparlers en mai dernier ; le futur président américain a d’ores et déjà désigné un envoyé spécial pour l‘Ukraine et la Russie, le général à la retraite Keith Kellogg ; enfin, les Européens réfléchissent à la possibilité pour eux de compenser la diminution prévisible de l’aide américaine à l’Ukraine, mais aussi à leur contribution éventuelle à un futur règlement de paix, notamment par l’octroi de garanties de sécurité à l’Ukraine, réflexion qu’ils mènent, semble-t-il, en contact avec la future administration Trump.
La rencontre de Trump et Zelensky à l’Elysée le 7 décembre, en présence d’Emmanuel Macron, s’inscrit dans cette perspective, qui coïncide, des deux côtés, avec un épuisement des forces armées après bientôt trois ans de guerre et une aspiration croissante à une paix négociée de la part des opinions. L’élection de Trump a ainsi contribué à changer la donne et il y aura, sous l’égide des États-Unis, une tentative de mettre fin aux combats. Quelles en sont les chances de succès et sur quoi peut-elle raisonnablement déboucher ?
Une paix introuvable
Commençons d’emblée par dire qu’un accord de paix, c’est-à-dire un règlement complet du conflit russo-ukrainien est impossible. Les positions des deux pays paraissent en effet irréconciliables.
Sur les causes de la guerre : les Ukrainiens estiment à juste titre avoir été les victimes d’une agression russe, qui prolonge celle de 2014 en Crimée et dans le Donbass ; la Russie dit qu’elle ne fait que répondre à l’agression de l’Occident collectif et de ses complices ukrainiens sous ses diverses formes (la révolution de Maïdan, la persécution des russophones, l’avancée de l’OTAN vers ses frontières, la guerre par procuration – proxy war – que l’Occident mène contre la Russie par l’intermédiaire de l’Ukraine et à travers ses sanctions.
Sur la question territoriale : l’Ukraine réclame le retrait des forces russes de l’intégralité des zones qu’elles occupent et la restauration de sa souveraineté dans ses frontières de 1991, donc Crimée comprise ; après la Crimée en 2014, la Russie a, en septembre 2022, annexé les quatre régions de Donetsk et Louhansk (le Donbass) ainsi que celles de Kherson et Zaporidjia, dont les forces russes ne contrôlent qu’une partie.
Sur les garanties de sécurité futures et le statut de l’Ukraine : le président Zelensky demande que tout règlement de paix, comme un éventuel cessez-le-feu, s’accompagne d’une promesse formelle d’adhérer à l’OTAN ou, à défaut, de garanties de sécurité de la part des puissances occidentales ; l’Ukraine a, par ailleurs, inscrit l’objectif d’adhérer à l’OTAN et à l’UE dans sa constitution en 2019 ; la Russie réclame la « neutralisation » de l’Ukraine, ainsi que sa « démilitarisation », c’est-à-dire une limitation drastique par traité de ses effectifs militaires ainsi que du nombre et des capacités de ses armements ; elle réclame en outre la « dénazification » de l’Ukraine, qui consisterait à supprimer de sa législation plusieurs dispositions, dont celles réhabilitant les Ukrainiens ayant résisté à l’URSS et condamnés sous Staline, ainsi qu’à adopter des lois réprimant l’expression de vues jugées par Moscou fascistes ou nationalistes extrêmes.
À supposer même la question territoriale et celles du statut de l’Ukraine et des garanties de sécurité surmontées, il resterait à régler d’innombrables difficultés : le retour des prisonniers, la restitution à leurs familles des milliers d’enfants ukrainiens kidnappés par les Russes en vue de leur adoption par des familles russes, l’inversion des mesures de russification prises dans les territoires occupés, la poursuite des crimes de guerre, l’évaluation et le règlement des dommages de guerre ; d’autres demandes russes s’ajoutent à cette liste de questions : le rétablissement de la langue russe comme langue officielle à parité avec l’ukrainien, l’abandon des sanctions occidentales et des poursuites devant la cour pénale internationale, etc.
Il est évident qu’il est hors de question de régler tout cela en un jour, ni même en quelques mois, d’autant qu’on est, des deux côtés, convaincu de la justesse de sa cause : non seulement les Ukrainiens, mais les Russes, dont les deux tiers estiment que l’Occident est responsable de la guerre, et font confiance à Vladimir Poutine pour les conduire à la victoire.
Un double refus de négocier
Des deux côtés, l’on a, depuis l’été 2022, refusé de négocier ou l’on y a mis les préconditions les plus excessives : un décret présidentiel ukrainien a interdit en octobre 2022 de négocier avec la Russie tant que Vladimir Poutine serait à la tête du pays ; en mai 2024 Poutine a formulé dans ce qu’il a appelé « une offre de paix complète et sincère » les conditions suivantes pour s’asseoir à la table des négociations : que Kiev reconnaisse la souveraineté russe sur les quatre régions qu’il a annexées en 2022, commence à en évacuer ses forces et s’engage à ne pas rejoindre l’OTAN, ce qui revenait à demander que les principales demandes russes soient satisfaites avant que la négociation ne commence. En août 2024, il a déclaré toute négociation impossible en raison de l’incursion ukrainienne dans la région de Koursk ; en septembre, il s’est dit à nouveau prêt à négocier, sur la base des résultats des négociations du printemps 2022 « paraphés à Istanbul en avril 2022 » et que les « élites occidentales ont empêché de mettre en œuvre ».
Il faut ici faire une parenthèse pour rappeler ce qu’a été la négociation russo-ukrainienne du printemps 2022, dont le texte le plus abouti a été révélé par le New York Times[1]. À sa lecture, l’on constate que les négociateurs ukrainiens étaient prêts à accepter la neutralité de l’Ukraine (qui renonçait ainsi à rejoindre l’OTAN, mais non l’UE), et la plupart des changements législatifs réclamés par les Russes au titre de la « dénazification ». La question territoriale n’était pas abordée dans l’accord, ce dont on peut déduire que les deux pays étaient « d’accord pour ne pas être d’accord » sur la Crimée, dont l’Ukraine se résignait à ce qu’elle reste sous contrôle russe sans le reconnaître formellement, et renvoyaient à plus tard le règlement de la question du Donbass (c’était avant la prise de Marioupol et du littoral de la mer d’Azov par les Russes, qui complique considérablement la question territoriale).
Au-delà de la question territoriale, deux autres points essentiels restaient en discussion en avril 2022 : celui du niveau des forces ukrainiennes, que les Russes voulaient limiter à 85 000 hommes, les Ukrainiens ne voulant pas descendre en-dessous de 250 000, et celui des garanties de sécurité : les Russes demandaient que les puissances garantes[2] de l’accord ne puissent intervenir en cas de manquement à celui-ci que d’un commun accord, ce qui revenait à reconnaître à Moscou un droit de veto sur les mesures que pourraient prendre les autres puissances garantes pour secourir l’Ukraine en cas de nouvelle agression russe. Les Russes voulaient donc une Ukraine neutre, désarmée, et militairement à la merci de la Russie.
Il n’y a donc pas donc eu d’accord à Istanbul car il ne pouvait pas y en avoir sur ces bases. Dans ces conditions, il importe peu de savoir si, comme le prétend l’un des négociateurs ukrainiens – abondamment cité par la propagande russe – Boris Johnson aurait conseillé à Zelensky de rejeter l’accord (une histoire qui a pour elle un certain vraisemblable compte tenu du goût de l’intéressé pour les postures churchilliennes) ; cette question a nourri la fable russe selon laquelle c’est Zelensky qui refusait de négocier, fable qui a été crue y compris à l’Ouest puisque Trump s’est fait fort de contraindre le président ukrainien à négocier. Le fait est que les Russes et les Ukrainiens se sont désintéressés dès avril de la négociation engagée en février 2022, à un point où elle était encore très loin d’être conclue, et n’ont pas recherché depuis à régler le conflit par la négociation.
Ils n’ont cependant pas cessé tout contact, puisqu’ils ont ensuite tenté de négocier sur deux points, avec l’aide de la Turquie et de l’ONU : l’immunité des transports de céréales en mer Noire et celle des installations énergétiques, la première avec un certain succès jusqu’à l’été 2023 qui a vu la Russie se retirer de l’accord conclu à cet effet, la seconde sans aucun autre résultat que la poursuite de la campagne russe indiscriminée menée contre les installations énergétiques ukrainiennes.
Où en est-on aujourd’hui ? Les deux pays se disent prêts à négocier et c’est un résultat positif, que l’on doit sans doute largement au facteur Trump. Leurs préconditions, peu claires et qui peuvent évoluer, sont devenues moins dirimantes. Poutine réclame que les discussions reprennent sur la base des résultats d’Istanbul, sans doute pour empocher la neutralité de l’Ukraine avant même qu’elles ne commencent, mais cette manœuvre grossière n’a aucune chance d’aboutir ; s’il n’en parle plus, on ne sait pas s’il a abandonné ses préconditions d’avril 2024. De son côté, Zelensky demande, pour arrêter les combats, que la partie non occupée par la Russie du territoire de l’Ukraine soit placée sous la protection de l’OTAN, ou de certains de ses membres, demande irréaliste, comme nous essaierons de le montrer plus loin en évoquant le problème plus large des garanties de sécurité à l’Ukraine.
Les Ukrainiens, qui n’ont guère le choix, tant ils dépendent de l’aide américaine, accepteront sans doute de renoncer à cette condition. Plus incertaine est la réaction russe : Poutine peut estimer que le temps joue en sa faveur et prolonger les opérations pour achever d’épuiser l’Ukraine ; il peut aussi souhaiter rejeter les forces ukrainiennes du territoire russe dans la région de Koursk, ou achever, avant toute négociation, la conquête des quatre régions annexées. Si la Russie se dérobe à la médiation américaine ou viole ouvertement le cessez-le feu, quelle sera la réaction de Trump ? Au-delà, quelle est son intention profonde : abandonner les Ukrainiens à leur sort pour se débarrasser du problème ; tenter de parvenir à un accord équilibré ?
Quel rôle pour les États-Unis?
Les déclarations de campagne de Trump, ouvertement défavorables à l’Ukraine et à Zelensky personnellement, comme ses propos outrageants au lendemain de sa rencontre à Paris avec le président ukrainien, selon lesquels l’Ukraine « avait perdu 400 000 soldats de façon ridicule », ne laissent rien augurer de bon. On relèvera en sens inverse une approche plus équilibrée du général Kellogg, dans un article publié en avril 2024[3] sur le site du centre de réflexion America First.
Il y reprochait à l’administration Biden d’avoir été insuffisamment résolue dans ses efforts pour dissuader Poutine d’envahir l’Ukraine, ce que Trump aurait pu faire selon lui, grâce l’atout que représente son caractère imprévisible. Il reprochait à Biden de n’avoir fourni des armes à l’Ukraine que de façon tardive et hésitante ; mais aussi de ne pas avoir recherché une solution négociée de façon plus énergique. Il recommandait de continuer à armer l’Ukraine et de renforcer ses défenses, de façon à empêcher la Russie d’avancer davantage ou de reprendre les hostilités, et d’exiger en contrepartie de l’Ukraine qu’elle se prête à une solution négociée.
En guise de levier vis-à-vis de Poutine, Kellogg recommandait de prendre l’engagement de ne pas admette l’Ukraine dans l’OTAN pendant une très longue période en échange d’un accord de paix global et vérifiable qui soit acceptable par l’Ukraine, et de ne pas lever les sanctions envers la Russie tant que celle-ci ne consentirait pas à un tel accord. Une architecture de sécurité pour l’Ukraine reposerait sur des accords bilatéraux. Il reconnaissait en conclusion qu’il serait difficile à l’Ukraine d’accepter de ne pas recouvrer l’intégralité du territoire conquis par les Russes, mais que c’était le prix à payer pour mettre fin au carnage, sans préciser les concessions territoriales que l’Ukraine aurait à faire.
Il y aurait beaucoup à reprendre des analyses du Général Kellogg, notamment cette idée, complaisamment répandue par Trump, que les États-Unis auraient pu empêcher cette guerre en satisfaisant les demandes russes : celles-ci étaient manifestement faites pour être rejetées et fournir à Poutine prétexte à la guerre, comme nous l’avions montré à l’époque. Pour le reste, l’article de Kellogg revient à préconiser une négociation en position de force mêlant incitations positives et négatives envers la Russie, pas la capitulation de l’Ukraine.
Donald Trump ne partage pas nécessairement cette vision et a peut-être une solution à lui, beaucoup moins équilibrée. Quoi qu’il en soit, ils envisagent tous deux la même séquence : un accord de cessez-le-feu, suivi de l’ouverture négociations. Il faut s’arrêter un instant à ce premier temps, celui de cessez-le-feu, car il est un passage obligé, et sera peut-être le seul résultat, s’il y en a un, des efforts américains.
Cessez-le feu: possible, mais ni probable rapidement, ni sans doute durable
Il est possible mais nullement certain, que l’Ukraine et la Russie trouvent, au même moment, avantage à un cessez-le feu. Outre l’incitation importante que représente le fait de ne pas prendre de front Trump, décisive pour l’Ukraine, et non négligeable pour la Russie, l’épuisement, des deux côtés, des forces militaires, les limites de leur mobilisation, les aspirations des opinions, vont dans ce sens. Cependant, l’Ukraine va craindre que la mobilisation industrielle russe ne se poursuive à un rythme que ne suivront pas les fournitures d’armes occidentales, et que le cessez-le-feu ne permette à la Russie de reprendre à terme la guerre avec des troupes reconstituées et un rapport des forces amélioré. Elle réclamera, pour prévenir ce risque, l’assurance que se poursuive l’aide occidentale à un niveau élevé, et des dispositions sur le terrain (désengagement des forces, création d’une zone démilitarisée, présence d’observateurs, voire d’une force de maintien de la paix) qui préviennent le risque d’une reprise sans préavis des combats. Tout cela sera difficile et long à négocier, d’autant que l’administration Trump cherchera à se défausser sur l’Europe de ces demandes ukrainiennes : il faudra négocier entre Russes et Ukrainiens, entre ceux-ci et leurs soutiens, et ces derniers entre eux.
Les Russes, qui pensent que le temps joue pour eux, n’ont pas au fond intérêt à un cessez-le-feu, du moins semblent-ils le croire. Mais ils peuvent y trouver plusieurs avantages tactiques : s’y plier peut améliorer leurs relations avec les Etats-Unis, renforcer les préventions de Trump envers les Ukrainiens, diviser les soutiens de l’Ukraine, et affaiblir leur engagement ; ils peuvent, à la faveur d’un cessez-le-feu, espérer un allègement des sanctions, une plus libre expression à l’Ouest des forces économiques et politiques qui souhaitent renouer avec eux. Ils peuvent donc choisir d’accepter un cessez-le-feu, mais non sans préconditions, en prenant leur temps, et en prenant soin de refuser les dispositions pratiques réclamées par les Ukrainiens pour les garantir d’une reprise des combats et assurer leur sécurité dans la durée.
Possible, un cessez-le-feu réclamera, pour toutes ces raisons, des négociations complexes, qui risquent de démentir la promesse de Trump de faire cesser la guerre en un jour. Il faudra du temps, et ce sera difficile.
À supposer qu’on l’obtienne, le cessez-le feu pourra-t-il durer ? Le modèle coréen, souvent évoqué - absence de règlement politique, fin durable des combats, séparation des forces- n’est absolument pas pertinent : les protagonistes de la guerre froide, Etats-Unis, Russie et Chine, ont pu décider en Corée une paix de séparation au nom de la stabilité globale. Le conflit entre la Russie et l’Ukraine est d’une autre nature, conflit national, déclaré existentiel des deux côtés, et sans régulateur extérieur.
Imaginons néanmoins une cessation durable des combats en Ukraine, sur une ligne de cessez-le-feu qui devienne l’équivalent de la zone démilitarisée entre les deux Corées, laissant subsister d’un côté une Ukraine reconstruite, prospère, arrimée à l’Ouest, armée, alliée des Etats-Unis et sous sa protection nucléaire, comme l’était la Corée du sud, et de l’autre la Russie. La Russie n’est pas la Corée du Nord : peut-on penser un instant que Poutine se résignerait à une telle issue ?
Résumons : un cessez-le feu durable sur les lignes de front actuelles laisseraient insatisfaits les buts de guerre de l’Ukraine et de la Russie. L’Ukraine qui renoncerait à revenir non seulement à ses frontières de 1991, mais aux lignes de départ des forces russes de février 2022 ; elle pourrait s’y résigner, comme l’on se résigne à l’inévitable, à la manière de la France en 1871, mais sans y consentir, ni renoncer à modifier ce résultat si c’était possible, et dans une tension permanente avec la Russie. La Russie perdrait l’espoir de contrôler l’intégralité des quatre régions dont elle a proclamé l’annexion en 2022 mais, surtout, risquerait de voir se consolider l’indépendance d’une Ukraine aux frontières réduites, arrimée à l’Occident et protégée par lui. Elle n’y consentira pas.
Le cessez-le-feu, s’il y en a un, laissera les deux protagonistes frustrés et dans un sentiment d’hostilité réciproque qui ne sera pas diminué ; il sera précaire et instable. L’analogie avec la Corée ou l’Allemagne divisée ne fonctionne pas ; elle est davantage à rechercher dans la question du Cachemire, instable et éruptive depuis 75 ans, où la ligne de contrôle est le lieu d’un conflit contenu, mais jamais résolu et toujours susceptible de se rouvrir, entre l’Inde et le Pakistan.
Le mirage des garanties de sécurité
Dans ces conditions, comment dissuader la Russie de reprendre le combat et d’attaquer de nouveau l’Ukraine en cas d’arrêt des combats ? C’est l’objet du débat en cours sur les garanties de sécurité qu’il conviendrait d’accorder à l’Ukraine, débat complexe et confus, qui demanderait un article en soi pour le démêler.
La plus simple et la plus radicale de ces garanties serait l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Elle ne se produira pas, parce que les Etats-Unis, y compris l’administration Biden s’y refusent, et ce pour deux raisons. La première est que leur politique est d’aider l’Ukraine en écartant le risque d’une confrontation directe avec la Russie, risque qu’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN rendrait certain si elle se produisait en l’absence de paix, puisqu’elle impliquerait de lui porter assistance « y compris par l’emploi de la force armée[4]. » La seconde est que, les Russes ayant fait de l’élargissement de l‘OTAN à l’Ukraine un casus belli, les Etats-Unis pourraient, pour faciliter un accord, accepter d’y renoncer (ce que fait le projet d’accord russo-ukrainien d’avril 2022 en prévoyant la neutralité de l’Ukraine), ou de le différer (par un long moratoire préconisé par le Général Kellogg dans l’article précité, et que semble envisager la future administration Trump, où l’on penserait à un délai de 20 ans). En tout état de cause, l’évolution isolationniste des Etats-Unis rend désormais inconcevable que se trouvent deux-tiers du Sénat pour ratifier l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.
À défaut, que faire ? Tout comme l’adhésion à l’OTAN, la conclusion d’engagements d’alliance formels avec d’autres pays (européens donc) est à exclure en l’absence de règlement de paix. Par ailleurs, elle risque de ne pas impressionner les Russes, en l’absence des Etats-Unis, tout en justifiant l’accusation de Poutine selon laquelle, dans cette guerre, la Russie ne fait que répondre à l’avancée de l’OTAN vers ses frontières et se défendre contre l’Occident collectif.
Reste l’option consistant à déployer, à titre de garantie, des forces européennes en Ukraine, une fois que les combats auront cessé, qui semble susciter l’intérêt de la future administration Trump, et à laquelle ont récemment fait allusion des sources françaises et britanniques.[5] Toutes sortes d’hypothèses ont été évoquées depuis qu’Emmanuel Macron a parlé, en avril dernier, de déploiement de troupes au sol : l’envoi de troupes dans un rôle non combattant en remplacement de forces ukrainiennes qui pourraient être envoyées au front ; le déploiement préventif de forces à la frontière biélorusse, qui servirait le même but. Cependant, la valeur de garantie à attendre de ces hypothèses est limité ; elles marqueraient une extension de l’aide actuelle de l’Ouest à l’Ukraine, sans en changer la nature ni modifier le rapport des forces de façon décisive,
Reste, dans la perspective d’un cessez-le-feu, deux types de scénarios : le déploiement d’une force de maintien de la paix à forte composante européenne, dans le cadre de l’accord de cessez-le-feu ou sous l’égide de l’ONU ; le déploiement de forces européennes dans le cadre d’accords bilatéraux avec l’Ukraine, qui obligerait les Russes à s’en prendre à ces forces pour reprendre l’offensive, choisissant ipso facto d’entrer en conflit avec les pays concernés.
Le premier scénario est irréaliste et dangereux : irréaliste car il suppose l’accord de la Russie, dans le cadre, soit de l’accord de cessez-le-feu, soit du Conseil de sécurité, ce qui est plus qu’incertain ; dangereux car l’exemple de la FINUL au Liban montre le risque de se retrouver dans une impuissance humiliante d’une force de maintien de la paix, même relativement bien équipée, face à des agresseurs décidés en découdre.
Le second rappelle le concept de « tripwire » de la guerre froide, qu’utilisent aujourd’hui les partisans de sa transposition à l’Ukraine. Le « tripwire », ce fil qui déclenche l’explosion d’une mine, illustrait les vertus du déploiement à l’avant de forces américaines (le fil), qui forçait les Soviétiques à entrer en confrontation directe avec les Etats-Unis dans toute leur puissance (la mine) en cas d’attaque de leur part, même limitée, en Europe.
Pour que le concept fonctionne, il faut qu’il y ait, derrière le fil, la mine, c’est-à-dire une réserve de puissance, constituée à l’époque de la guerre froide par la supériorité navale et aérienne écrasante des Etats-Unis et les milliers de têtes nucléaires de leurs forces stratégiques. A supposer que les Européens aient les moyens de maintenir sur les 1500 km du front ukrainien, une présence militaire significative, qu’auront-ils derrière pour dissuader les Russes et maitriser l’escalade si la dissuasion échoue ? Bien peu de chose, sinon l’espoir de provoquer dans cette hypothèse une intervention américaine directe.
Il est louable de vouloir affirmer l’autonomie stratégique européenne ; nécessaire et honorable de prendre des risques pour empêcher la Russie de prévaloir face à l’Ukraine. Mais il faut se garder de deux illusions : la première serait d’attendre des négociations que va chercher à ouvrir Trump autre chose qu’un cessez-le-feu instable et précaire qui laissera subsister les racines du conflit et le sentiment d’hostilité non diminué des Ukrainiens et des Russes ; la seconde serait qu’il existe, dans ces conditions, un moyen terme magique entre les paramètres actuels de l’engagement occidental – aider l’Ukraine par tous les moyens à l’exception d’une confrontation directe avec la Russie – et l’intervention armée aux côtés de l’Ukraine. Il y a encore beaucoup à faire, et bien davantage que nous ne faisons, pour défendre ce malheureux pays dans le cadre de ces paramètres, pour ne pas perdre son temps à poursuivre cette chimère.
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[1] « The sticking points that kept Russia and Ukraine apart », NYT, 15 juin 2024.
[2] Dans le projet d’avril 2022 ç’aurait été les membres permanents du Conseil de sécurité (États-Unis, France, Royaume-Uni, Chine et Russie) ainsi que, à la demande des Russes, la Turquie et la Biélorussie, ces derniers pays étant refusés par les Ukrainiens.
[3] Lt. General (Ret.) Keith Kellogg, Fred Fleitz, « America First, Russia, & Ukraine », April 11, 2024.
[4] Selon l’article V du traité de l’Atlantique nord
[5] « Guerre en Ukraine : l’envoi de militaires européens en discussion », Le Monde, 24 novembre 2024 ; on y lit : « Cette question des garanties de sécurité offertes par une coalition OTAN ou des coalitions ad hoc – et donc une forme de contribution de notre pays – est sur la table », a confié à la presse, jeudi 21 novembre, le chef d’état-major de l’armée de terre, le général Pierre Schill.