Banques centrales : une indépendance en question edit
Durant les années 1990, on a assisté à un mouvement spectaculaire : pays après pays, les banques centrales ont acquis un statut formel d’indépendance à l’égard des politiques. Partie de Nouvelle-Zélande, cette vague s’est étendue à l’ensemble des pays développés puis aux pays émergents. Certes, il y avait déjà quelques banques indépendantes, en Allemagne et en Suisse, et leur succès, fait de monnaie forte et d’inflation basse, a joué un rôle important. Bien sûr, certains pays émergents n’ont pas suivi, en particulier la Chine où la notion même d’indépendance est séditieuse. Mais la conversion a été presque totale. En Europe, ce fut une exigence allemande pour le passage à l’euro qui a permis de lever les oppositions, y compris en France où la prééminence du politique reste bizarrement un dogme largement partagé de l’extrême gauche à l’extrême droite en passant par le centre.
La crise a relancé le débat, pour de bien mauvaises raisons. L’expérience des dix dernières années a plus que confirmé les bienfaits de l’indépendance des banques centrales. Cette période est souvent appelée « la Grande Modération » parce qu’elle a combiné faible inflation et croissance continue. En fait, jamais dans le monde l’inflation n’a été aussi basse, en tout cas depuis 1950. Oublié le fait que l’inflation était jadis la préoccupation principale des gens, la stabilité des prix est aujourd’hui considérée comme un fait acquis. Or il n’en est rien. Si nous avons connu dans les années soixante-dix et quatre-vingt des taux d’inflation élevés, à deux chiffres comme on disait alors, ce n’était pas par hasard mais bien parce que de puissant intérêts y étaient favorables. Aujourd’hui ces intérêts reprennent de l’espoir et sont passés à l’action.
L’attaque commence par une affirmation parfaitement erronée. Ce seraient les politiques monétaires adoptées durant la décennie de la grande modération qui auraient été la cause de la Grande Crise. Les taux d’intérêt, maintenus trop bas trop longtemps, auraient encouragé des emprunts excessifs et les bulles immobilières aux États-Unis, en Irlande et en Espagne. Mais alors pourquoi n’a-t-on pas observé de bulle immobilière an Allemagne et en Suisse où les taux d’intérêt ont aussi été très bas ? Parce qu’une bonne régulation est en place. Les bulles sont entièrement dues à une mauvaise supervision des banques commerciales. La faute est celle des superviseurs, des agences gouvernementales non-indépendantes qui ont choisi de ne rien voir et de ne rien faire. En fait, une leçon de la crise est qu’il serait souhaitable de confier la supervision bancaire aux banques centrales, précisément parce qu’elles sont indépendantes et donc moins sujettes à capture par les groupes de pression, banques et investisseurs.
Mais le plus grave est la manière dont les gouvernements ont su faire plier les banques centrales. Après des décennies de déficits budgétaires incontrôlés et après le sauvetage des banques qui ont joué gros et perdu, non sans avoir d’abord engrangé de très gros profits durant la Grande Modération, la plupart des gouvernements des pays des pays développés sont aux abois. Il leur faut soit serrer très fort la vis des dépenses et augmenter les impôts, soit déclarer faillite. Dans les deux cas, la Bérézina électorale est pratiquement assurée. Ce serait tellement mieux si quelqu’un absorbait leurs dettes ! La Réserve fédérale et la Banque d’Angleterre ont vite capitulé et acheté des tonnes de dette publique. La BCE aussi, trop facilement affolée par le risque de faillites d’État et sous pression directe des chefs d’État et de gouvernement au Sommet du 9 mai à Bruxelles auquel Jean-Claude Trichet avait été aimablement convié.
Or la raison essentielle pour accorder l’indépendance aux banques centrales est précisément que toutes les inflations ont une seule et même raison : l’irrésistible attraction de la planche à billet lorsque les finances publiques deviennent difficiles. Le progrès aidant, aujourd’hui on n’ordonne plus à la banque centrale d’imprimer des montagnes de billets, on lui suggère de racheter la dette publique en payant avec de la monnaie qui, pour être électronique, n’en est pas moins de la monnaie nouvellement crée pour la mauvaise cause. C’est bien parce qu’il faut aux banquiers centraux des échines d’une raideur hors du commun pour résister à la menace d’une faillite d’État – et à un licenciement sur le champ – que l’on a inventé le principe d’indépendance. La grande surprise est la facilité avec laquelle les banques centrales formellement indépendantes ont capitulé.
Tout aussi surprenant est la manière dont divers gouvernements ont exploité leurs marges de manœuvre pour mettre au pas les banquiers centraux récalcitrants. Au Brésil, la nouvelle présidente a limogé le gouverneur qui avait servi en toute indépendance durant la présidence de Lula. Privé par les traités européens du droit d’en faire autant, le nouveau gouvernement hongrois a réduit de 90% le salaire du gouverneur, qui n’a pas encore « choisi » de démissionner. En Suisse, le gouverneur qui est monté au créneau pour défendre un projet exigeant de régulation des banques commerciales, voit revenir sans arrêt son nom à la première page des journaux. Sans se préoccuper de cohérence logique, on lui reproche pêle-mêle de ne pas avoir enrayé l’appréciation du franc, d’avoir essuyé des pertes importantes lorsqu’il est intervenu sur le marché des changes pour essayer d’affaiblir le franc et, bien sûr, de vouloir raboter les profits de l’industrie bancaire. Aux États-Unis, nombre de nouveaux membres du Congrès élus dans la vague du Tea Party proposent tout simplement d’abolir la banque centrale.
Non seulement tout ceci est profondément injuste, c’est aussi et surtout particulièrement dangereux. C’est injuste parce que, durant la crise, ce sont les banques centrales qui nous ont sauvé la mise. Certains gouvernements sont intervenus pour atténuer l’impact de la crise, d’autres – beaucoup moins nombreux – ont commencé à re-réglementer leurs banques – mais les banques centrales ont innové et jeté aux orties de nombreux dogmes, par exemple en fixant des taux d’intérêt à 0 % et en se portant au secours de leurs banques. C’est dangereux parce qu’un affaiblissement des banques centrales vis-à-vis de leurs gouvernements nous ramènerait en arrière et annoncerait un retour de l’inflation.
On entend dire que l’inflation est, après tout, un bon moyen de réduire les dettes publiques, comme ce fut le cas à plusieurs reprises dans le passé. C’est probablement illusoire car les marchés financiers sont désormais trop sophistiqués pour se laisser ainsi dépouiller. C’est surtout extraordinairement malhonnête. Une faillite d’État toucherait avant tout les investisseurs qui collectent aujourd’hui des intérêts particulièrement juteux, alors que l’inflation affecte en premier lieu les plus humbles, ceux qui n’ont pas les moyens de se protéger. Paradoxalement peut-être, ce sont aujourd’hui les banques centrales qui défendent les pauvres alors que la plupart des gouvernements sont du côté des riches.
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