Déséquilibres européens : assez de lieux communs ! edit
Il y a deux causes structurelles aux déséquilibres intra-européens : les divergences de demande intérieure et les différences d’attractivité pour les investisseurs étrangers. Puisque la crise grecque est l’occasion de repenser la gouvernance de la zone euro, il serait bon d’aller au fond des choses, plutôt que de ressasser les lieux communs comme ceux qui conduisent à penser qu’après la Grèce viendra inexorablement le tour de l’Espagne.
Commençons par la compétitivité. Selon les calculs de la Commission Européenne, les coûts salariaux unitaires relatifs de l’industrie manufacturière espagnole auraient augmenté de 30%, entre 1999, début de l’union monétaire, et 2009, tandis qu’ils auraient baissé de 6% pour l’Allemagne. Pourtant, la part de marché des exportations espagnoles de produits manufacturés, relative à celle de l’ensemble des pays de la zone euro, a augmenté de 7% sur la même période. Certes, celle de l’Allemagne a un peu plus augmenté (10%), mais il reste que ces performances ne peuvent en rien être expliquées par les divergences de compétitivité. Le constat vaut également pour l’Italie, dont les coûts salariaux unitaires relatifs auraient augmenté de 35% en 10 ans, contre une quasi stabilité pour la France (+3%), tandis que la part de marché relative de l’Italie a baissé de 8% et que celle de la France s’effondrait de 26%.
Les raisons du manque de fiabilité des indicateurs de compétitivité les plus couramment utilisés sont connues, et leurs défauts ne sont pas aisément rectifiables. Ainsi, les mesures de coûts salariaux unitaires dépendent-elles étroitement des mesures de l’emploi, puisqu’elles corrigent les taux de salaire de la productivité. Or, dans les pays où l’économie souterraine, est importante – c’est le cas de tous les pays du sud de l’UE - la mesure des évolutions de l’emploi est fortement biaisée par les fluctuations de la part des emplois (ou des heures de travail) non déclarées, elles-mêmes sensibles aux politiques de l’emploi. Ainsi, la hausse des coûts unitaires italiens est en partie une illusion statistique entrainée par l’augmentation des emplois déclarés concomitante à une réduction des emplois non déclarés, elle-même conséquence de réformes du marché du travail. Il en va de même des mesures de compétitivité fondées sur les prix d’exportations, qu’il s’agisse de mesures directes comparant les ‘compétitivité-prix’ de différents pays, ou des évolutions en volume des exportations. Le vice de forme des mesures de prix à l’exportation est sérieux : dans la plupart des pays, on ne dispose pas de véritables prix à l’exportation (on n’en dispose en France que depuis 2001), fondés sur des enquêtes statistiques, et on se contente de ‘valeurs unitaires’. La distinction peut paraître technique, mais elle est essentielle. Prenons l’exemple de la confection de costumes. Les indices de valeur unitaire sont obtenus en divisant la valeur des exportations par le nombre de costumes exportés. Si l’industrie d’un pays se spécialise progressivement dans la confection de luxe, ses indices de valeur unitaire augmenteront fortement, suggérant une perte de compétitivité, alors que c’est en fait l’inverse qui s’est produit : l’industrie s’est adaptée à une demande mondiale plus élastique pour le luxe et a amélioré sa profitabilité.
Finalement, la meilleure façon de juger de la compétitivité sur longue période est d’observer les exportations elles-mêmes. De ce point de vue, l’Espagne a gagné de la compétitivité depuis 1999, et l’Italie en a très peu perdu. Le cas véritablement inquiétant, car il n’est pas expliqué par des dérives salariales manifestes, est celui de la France, dont les pertes de part de marché relatives n’ont cessé de s’aggraver depuis le lancement de l’euro.
Si les évolutions de compétitivité ne sont pas, ou pas principalement, à l’origine des déséquilibres au sein de la zone euro, à quels facteurs faut-il les attribuer ? Ce sont à mon avis les écarts d’évolution des demandes intérieures, relativement à celles de la production. Pour bien les appréhender, il est éclairant d’examiner les trajectoires respectives de l’Allemagne et de l’Espagne.
Remontons à 1999, date d’entrée en vigueur de l’euro. L’économie espagnole reçoit deux puissants adjuvants monétaires : une baisse historiques des taux d’intérêt domestiques, proche de 500 points de base pour les obligations à 5 ans en comparaison de 1995, et, pour les investisseurs étrangers, l’assurance que la peseta ne sera plus dévaluée, faute d’exister. Il en est résulté une série d’effets macroéconomiques de grande taille qui n’avaient pas été correctement anticipés : une forte stimulation du crédit, principalement immobilier, conséquence de la baisse des taux, un effet de richesse positif, conséquence du renchérissement de la valeur des obligations, un afflux de capitaux étrangers, conséquence de la disparition du risque de dévaluation. Les entrées de capitaux longs ont aussi poussé à la hausse les prix immobiliers et, dans une moindre mesure, le prix des actifs financiers risqués. A leur tour, les hausses des prix des actifs ont démultiplié l’effet de richesse initial. Le principal effet de ces macro-amphétamines a été que la demande intérieure a crû à un rythme de 4,5% l’an entre 1999 et 2007, soit un excès cumulé de croissance de 10 points par rapport à la production domestique.
L’Allemagne n’a bénéficié d’aucun de ces dopants monétaires, par définition, sans pour autant être pénalisée par l’union monétaire, puisque la convergence des taux d’intérêt s’est faite vers les taux allemands, et non pas vers une moyenne des taux antérieurs, ce qui était d’ailleurs une condition cruciale de la mise en œuvre de l’UEM. Les taux d’intérêt réels de l’Allemagne n’ont pas non plus été significativement modifiés par l’euro. Il n’y a donc guère de raisons pour la croissance y fût fortement déséquilibrée, en miroir de l’évolution espagnole. Pourtant c’est bien ce qui s’est produit : la demande intérieure allemande a pratiquement stagné entre 1999 et 2007, à un rythme de 0,8% par an, alors que la production domestique augmentait deux fois plus vite, creusant un écart de 7 points par rapport à la demande intérieure sur la période.
Si l’évolution de la compétitivité relative à l’exportation n’est pas la raison principale des divergences macroéconomiques entre l’Espagne et l’Allemagne, comme le prouve l’évolution comparée des parts de marché, à quoi faut-il les attribuer ? L’effet stimulant de la baisse de taux d’intérêt sur la demande en Espagne est certes important, mais son effet s’est probablement estompé au bout de deux à trois ans. De même, l’écart de taux d’intérêt réels résultant d’une inflation des prix de détail plus forte en Espagne (à ne pas confondre avec la compétitivité) peut justifier un écart en niveau des demandes intérieures, mais pas un écart de taux de croissance.
En procédant par élimination, on arrive aux deux facteurs déterminants des déséquilibres intra zone euro : l’évolution relative des prix immobiliers, et les flux de capitaux, d’ailleurs étroitement et positivement liés. En Espagne, les prix immobiliers, stagnants avant l’euro, augmentèrent de 157% entre 1999 et 2007, alors qu’ils restèrent pratiquement inchangés en Allemagne. L’indice de ‘total return’ pour l’investissement immobilier calculé par la société IPD a augmenté de 39% entre 2000 et 2008 en l’Allemagne contre 120% pour la France et plus de 140% pour l’Espagne. Symétriquement, les entrées cumulées de capitaux longs entre 1999 et 2008, à l’exclusion des achats de titres de dette publique, ont représenté 68% du PIB pour l’Allemagne, contre 85% pour la France et 112% pour l’Espagne. La conséquence de la faible attractivité de l’Allemagne pour les capitaux étrangers est symétrique du ‘mal espagnol’ : excessif dans cette dernière, l’effet de richesse est resté négligeable en Allemagne. De ce fait, la consommation et l’investissement domestiques, donc la demande intérieure, n’ont pas bénéficié de la restauration de la compétitivité structurelle de l’Allemagne engagée par Gerhard Schröder.
Je tire deux leçons de cette analyse. La première est que le principal déséquilibre de l’économie espagnole étant l’écart excessif entre demande intérieure et production, reflété par le déficit courant (10% du PIB en 2007), l’ajustement passe par une contraction de la demande intérieure. Cet ajustement est en train de se produire en raison de l’inversion de l’effet de richesse provoqué par la baisse des prix immobiliers, mais cela ne suffit pas. La politique budgétaire, dont le rôle contra-cyclique lors de l’expansion fut louable mais insuffisant (immense différence avec la Grèce), doit également agir dans la même direction. Contrairement à une opinion largement répandue, la récession intérieure est partie intégrante de la solution du déséquilibre espagnol, et n’en est pas un simple effet indésirable. De ce point de vue, la bonne nouvelle est que l’ajustement macroéconomique est largement engagé en Espagne, comme le montre la rapide contraction du déficit de la balance des paiements courants, ce qui devrait mettre l’Espagne à l’abri d’une crise de la dette à la grecque.
La seconde leçon est que les décideurs des politiques économiques doivent s’interroger sur l’origine structurelle des excès ou insuffisance passées des demandes intérieures dans leurs pays.
Dans le cas de l’Espagne, les autorités, plutôt que d’encourager les entrées de capitaux et le crédit par diverses incitations fiscales et des conditions de prêts immobiliers mirobolantes (déductibilités, taux très bas et garantis pour trois ans, faibles apports initiaux, opacité des transactions), auraient eu intérêt à les ralentir, sans pour autant enfreindre les règles du marché unique. Une demande intérieure moins dynamique aurait réduit les risques d’instabilité macro-économique, aujourd’hui chèrement payés, sans pour autant peser sur l’emploi, qui, dans une économie en surchauffe, est déterminé par les facteurs d’offre.
La faible attractivité de l’Allemagne pour les capitaux étrangers relève également de facteurs structurels. Ainsi, la règlementation des loyers, très rigide et protectrice pour les locataires, explique partiellement pourquoi les prix immobiliers dans les grandes villes y sont 13% inférieurs à ceux de la Belgique ou 35% inférieurs à ceux de la Suède (source ERA Europe market survey). Par ailleurs, la forte composante de l’actionnariat familial dans le capital des entreprises allemandes, en comparaison des marchés voisins, ainsi que la méfiance des autorités et des medias vis-à-vis des fonds de private equity et des opérations de LBO, sans même mentionner le traitement des actionnaires minoritaires dans les entreprises cotées, expliquent probablement pourquoi les investisseurs étrangers ne se précipitent pas pour investir dans l’économie réputée la plus performante d’Europe.
Réformer la gouvernance de la zone euro pour assurer sa pérennité passe certainement par un renforcement de la mise en œuvre du code de bonne conduite budgétaire, comme la crise grecque l’illustre. Mais cela ne suffira pas, si les facteurs structurels qui sont à l’origine des déséquilibres internes à la zone euro ne sont pas identifiés, et corrigés. Croire qu’ils ne relèvent que des politiques macro-économiques (budgétaires) est une dangereuse illusion.
Avec le concours d’Alexandra Olmedo, économiste.
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