Les dangers du veto dans l’Union européenne edit
Si le droit pour un seul État membre de bloquer une décision est inscrit dans les traités et est une vieille pratique bruxelloise, les débats récents du Conseil européen, notamment lors de ses réunions de mars et d’octobre 2020 ont mis en évidence des comportements préoccupants.
Le droit de veto n’est pas populaire en France : il est apparu dans la constitution de 1791 qui a permis à l’ex-monarque absolu de conserver un peu de pouvoir en bloquant les décisions de l’Assemblée qui ne lui plaisaient pas par un veto suspensif d’une durée maximale de six ans. Louis XVI y a eu recours à cinq reprises et cela n’a pas porté chance au couple royal (Marie-Antoinette fut la « madame Veto » des chansons révolutionnaires). Il n’a pas disparu de nos constitutions successives, mais il est assez rarement pratiqué.
Dans les organisations internationales, en application de la conception westphalienne de souveraineté absolue des États, le veto est une pratique courante. Si les décisions se prennent souvent par consensus, le refus d’un ou de plusieurs participants est admis, soit sous forme d’abstention constructive (le pays concerné refuse de participer, mais n’empêche pas les autres d’agir), soit par abandon pur et simple de la décision proposée. Cependant, aux Nations unies, pour ne pas reproduire le « liberum veto » qui a détruit la Pologne au 18e siècle, ce droit est limité aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité.
Il était donc inévitable que la CEE, lors de sa création, ait subordonné la mise en œuvre de ses décisions à l’accord unanime de ses 6 États membres. Mais le traité de Rome prévoyait un passage à la majorité qualifiée à partir de 1966, auquel s’est opposé le général de Gaulle. Au nom de la défense de la souveraineté des États, au terme d’un semestre de politique de la « chaise vide », il a obtenu le droit pour chaque pays de bloquer la discussion quand un « intérêt national essentiel » était en jeu. C’est le « compromis de Luxembourg » de janvier 1966 : alors que la France n’en avait pas besoin, puisqu’elle disposait à l’époque d’une grande influence (notamment par rapport à l’Allemagne, alors qualifiée de « nain politique »), son action a préservé un système autobloquant. Avec six pays, c’était déjà un problème, qui s’est logiquement aggravé avec l’élargissement de l’UE à 27 ou 28 États membres.
En fait, en dépit des progrès importants réalisés par le vote à la majorité qualifiée, notamment dans la gestion du marché unique, l’unanimité demeure en matière de fiscalité et surtout pour les nouvelles adhésions et les affaires étrangères. Et comme pour abolir l’unanimité, il faut l’unanimité, les institutions européennes ne parviennent pas à se débarrasser d’un système qui permet à un seul pays de paralyser tous les autres : non seulement l’UE prend beaucoup trop de temps pour décider, mais elle finit par s’abstenir de le faire, sur des questions pourtant vitales qui tiennent à son avenir économique (exemple de la fiscalité) ou aux dispositions à prendre pour assurer sa sécurité.
S’il existe à Bruxelles une certaine résignation à constater des désaccords plus ou moins profonds, ils dérivent assez souvent de préoccupations purement tactiques : celui qui s’oppose le plus longtemps à une décision est souvent celui qui in fine encaisse le plus gros chèque. Tant qu’il ne s’agissait que de questions non urgentes, qui pouvaient être résolues par des compromis budgétaires, le mal n’était pas trop sérieux. Il en va différemment avec les deux vetos, ou menaces de veto intervenus en octobre et en décembre 2020 concernant le plan de relance contre la pandémie de Covid et les sanctions contre la Turquie.
Dans la négociation du plan de relance, la Commission avait réussi à faire approuver, grâce à une procédure à la majorité qualifiée, des dispositions conditionnelles pour priver les États membres non respectueux de l’état de droit d’une partie des paiements du budget européen ; une disposition tout à fait justifiée, en droit comme en fait, par des détournements des fonds structurels européens, en particulier en Hongrie, dénoncés par les enquêtes de l’OLAF (l’Office européen de lutte anti-fraude), dont les mesures correctives ont été bloquées par une justice hongroise qui a perdu son indépendance[1]. Ne pouvant s’opposer à cette conditionnalité, la Hongrie et la Pologne ont décidé de bloquer sa mise en œuvre en prenant en otage l’ensemble du paquet financier qui dépend d’un vote à l’unanimité. Dans ce contexte, il ne s’agissait plus de défendre un « intérêt essentiel » mais d’utiliser leur « capacité de nuisance » .
En invoquant le respect de leur souveraineté, Budapest et Varsovie ont en réalité défendu les intérêts particuliers de l’oligarchie au pouvoir et un droit très contestable d’utiliser de facto les fonds européens en fonction de ses besoins exclusifs. Leur tentative a échoué, parce qu’en bloquant le paquet financier, ils risquaient de se priver des importantes dotations des fonds structurels, ce qui a permis l’émergence d’un compromis raisonnable, qui ne porte pas atteinte aux « valeurs de l’Europe » et n’assure pas l’impunité aux contrevenants.
Il n’en va pas de même avec les débats sur les sanctions à décider à l’encontre de la Turquie. En octobre 2020, le Conseil était invité à sanctionner deux pays : la Biélorussie pour la réélection frauduleuse de Loukachenko et la Turquie pour ses forages illégaux dans les ZEE de la Grèce et de Chypre. Si les États membres sont parvenus assez facilement à s’entendre sur des mesures symboliques contre le gouvernement de Minsk, plusieurs pays se sont refusés à sanctionner les agressions turques par un embargo sur les ventes d’armes et ont récidivé en décembre, en repoussant une hypothétique décision à mars 2021.
C’est assez grave parce qu’il ne s’agit plus de s’opposer à une énième violation des droits de l’homme dans un pays tiers mais d’apporter un appui efficace à deux États membres, la Grèce et Chypre, directement menacés dans leur sécurité. Bien qu’ils ne soient pas toujours explicites, ces vetos ou menaces de vetos avaient une triple motivation.
La Hongrie et la Bulgarie ont refusé de sanctionner la Turquie pour des raisons obscures qui rappellent la complaisance inexplicable de Trump vis-à-vis d’Erdoğan. Ainsi, deux gouvernements à l’honnêteté incertaine profitent de leur statut d’État membre pour faire usage de leur droit de veto au profit d’un pays tiers.
L’Allemagne, appelée à payer le prix des sanctions économiques contre la Turquie, estime qu’elle va, une fois encore, payer pour la Grèce. Elle refuse que l’insoluble conflits gréco-turc se traduise par des pertes économiques à son détriment et veut obliger les deux pays à résoudre pacifiquement leur différend.
D’autres oppositions moins explicites s’expliqueraient par l’importance des exportations de matériel militaire : d’après SIPRI, sur la période 2014-2019, la Turquie a importé 4147 millions de US$ d’armes : les États-Unis sont le premier fournisseur (2106 millions soit 51%), mais pris globalement, les pays européens ne sont pas loin derrière, notamment l’Espagne (740 millions), puis l’Italie (702 millions), suivis par l’Allemagne (140 millions) et la France (8 millions). En s’opposant à un embargo, l’Espagne (qui construit un porte-avions pour la marine turque), l’Italie et l’Allemagne (qui lui vend des sous-marins) montreraient leur souci de préserver leurs positions commerciales, éventuellement au détriment de la sécurité de leurs partenaires grec et chypriote.
Pendant ce temps, après des mois d’obstruction de Trump, les États-Unis viennent de décider de mettre en œuvre les sanctions votées par le Congrès en représailles à l’achat par la Turquie du bouclier anti-missiles russe S-400, incompatible avec le matériel OTAN. Alors que l’Union européenne fait l’objet d’une menace directe, son inaction contraste avec celle, pourtant tardive, de Washington.
Au moment où Bruxelles affirme sa dimension géopolitique et où elle proclame sa volonté d’autonomie stratégique, elle ne pouvait mieux montrer qu’elle n’est pas crédible en matière de défense et qu’une fois de plus la sécurité de ses membres repose sur une initiative des États-Unis. Afin de construire une « Europe qui protège », le Conseil européen peut-il se libérer d’une posture d’« appeasement » qui porte atteinte à sa crédibilité ?
[1] Voir l’article du Monde du 10 décembre 2020 page 4.
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