Réformer la loi électorale - 2 - Les contraintes du système edit
Les arbitrages fondamentaux qui s’imposent aux candidats à la réforme du régime électoral législatif sont conditionnés en France par le rapport qu’il leur faut établir avec les deux spécificités majeures de notre système institutionnel et politique. Notre vie publique est tout à la fois dominée par une ambition, celle de voir les électeurs imposer aux élus le choix du chef réel de l’exécutif et dessiner les contours de la majorité parlementaire, et soumise à une sujétion, la prééminence d’un président, chef effectif du gouvernement. Le respect de cette ambition et l’acceptation de cette sujétion imposent à la réforme un chemin critique relativement étroit.
Préserver la démocratie directe
Il y a d’abord, fait majeur que le rapport Bartolone-Winock a eu le tort de ne pas prendre pleinement en compte, le choix de la France en faveur d’un partage des rôles électeurs/élus différent de celui de la plupart de nos voisins européens. Jusqu’en 1958, la France avait vécu sur un partage des rôles qu’on qualifierait aujourd’hui de « partage à l’allemande » entre des électeurs qui déterminaient la composition de l’Assemblée et des élus qui déterminaient celle de la majorité. Ce système n’était pas intrinsèquement pervers – le bon fonctionnement de la République Fédérale en apporte la preuve – mais il a été perverti en France par le déséquilibre des pouvoirs entre une Assemblée à la fois toute puissante, invulnérable et indisciplinée, et un gouvernement dépourvu de tout pouvoir d’action et de rétorsion contre elle. L’arbitraire des élus a longtemps tenu lieu d’arbitrage des partis et institué le règne du caprice, l’instabilité majoritaire et la valse corrélative des ministères. Face à cette situation, le général de Gaulle a réagi en articulant entre elles trois innovations majeures : le rééquilibrage des pouvoirs au profit de l’exécutif grâce au parlementarisme rationalisé, le droit de dissolution, et le dessaisissement des partis au profit des électeurs dans la fabrication de la majorité gouvernementale appelée à conduire le pays pour la durée de la législature, ce qui exigeait bien évidemment l’adoption d’un scrutin majoritaire.
Ce modèle majoritaire est-il judicieux ? Le travail de sélection des dirigeants et de la majorité doit-il être mené à bien par les représentants des formations politiques, le corps électoral se contentant de fixer le rapport de forces inter-partisan et laissant aux partis le soin de négocier entre eux les contours de la majorité parlementaire de gouvernement ? Cette tâche ne doit-elle pas au contraire être effectuée en amont par les électeurs eux-mêmes à travers une confrontation démocratique visant à donner au(x) parti(s) suscitant le plus fort taux d’adhésion et le plus faible taux de rejet une majorité directement sortie des urnes ? la première option comporte un inconvénient majeur et un avantage précieux : l’inconvénient, c’est de priver les citoyens d’un pouvoir essentiel, celui de déterminer eux-mêmes les formes de la coalition qui dirigera le pays ; l’avantage, c’est de consacrer la culture de compromis en amenant les différentes fractions du corps électoral à reconnaître les limites de leur propre audience et à légitimer les concessions faites aux partenaires dont le concours est indispensable à la bonne marche de l’Etat.
La seconde option implique de donner au parti ou à la coalition arrivée en tête une majorité absolue en sièges même s’il ne dispose que d’une majorité relative dans les urnes. Ici, voter ce n’est pas doser mais choisir et ce choix doit appartenir au peuple qui reçoit mission de porter au pouvoir le moins minoritaire des partis. Ce système comporte les avantages et les inconvénients symétriques du précédent : côté avantages, il place les citoyens au cœur du processus décisionnel et leur permet de dessiner eux-mêmes les contours de la majorité qui sortira des urnes ; côté inconvénients, comme nous l’avons relevé, plus le système partisan tend à se fragmenter, comme c’est le cas aujourd’hui, plus l’avantage accordé au parti arrivé en tête risque de se faire exorbitant. Dans un système qui serait, par hypothèse, composé de quatre partis incapables de passer entre eux aucune alliance, une formation qui arriverait en tête tout en ne recueillant qu’un peu plus d'un quart des suffrages exprimés, pourrait espérer disposer d’une majorité absolue des sièges à l’Assemblée et prétendre gouverner pratiquement sans alliés. Le « fait majoritaire » que l'on vante depuis plus de cinquante ans sonne de plus en plus comme une antiphrase et ce serait bien plutôt de « fait minoritaire » qu’il faudrait ici parler !
De plus, aucune considération d’efficacité ne saurait légitimer que les partis membres d’une même coalition n’aient pas dans le cadre de celle-ci un nombre de sièges strictement proportionnel au nombre de voix obtenues par chacun d’eux. Tel est pourtant le cas avec le scrutin uninominal à deux tours qui peut priver de toute représentation parlementaire significative un parti B (disons l’UDI) qui recueillerait deux fois moins de voix au premier tour que le parti A (disons « les Républicains ») et serait éliminé partout du second tour,
Ces constatations débouchent sur une conclusion claire : même si l’on entend rester fidèle à la logique majoritaire de la Cinquième République, il faut songer à établir un régime électoral qui évite les deux écueils du système actuel : l’octroi à l’un des compétiteurs d’une prime majoritaire déraisonnable et l’introduction à l’intérieur des coalitions d’une logique injustifiée de confrontation majoritaire. Seul un scrutin proportionnel de liste complété par un avantage limité en sièges accordé à la liste ou à la coalition de listes arrivée en tête permettrait de satisfaire sereinement à la double exigence de représentativité multi-partisane et d’efficacité majoritaire.
Respecter la prééminence présidentielle
Aux yeux du général de Gaulle, il n’était toutefois pas suffisant de casser « le régime des partis », qui était en réalité le régime des élus, en faisant des élections législatives, comme c’est le cas depuis novembre 1962, l’instrument d’un choix populaire direct entre deux majorités potentielles. Pour le fondateur de la Cinquième République, il fallait aussi faire du Président lui-même le vrai « sculpteur de la majorité parlementaire » selon l'expression de Léo Hamon. Sous la Cinquième République, les élections présidentielle et législatives font système : les deux consultations fonctionnent ensemble, les secondes étant, selon le mot très éclairant de Gérard Larcher, la « réplique de la première ». Le scrutin présidentiel dessine par anticipation la nature de l'enjeu de la campagne des législatives – pour ou contre les choix du Président élu - et la forme, nécessairement bipolarisée, du combat qui s'y livre entre deux camps délimités par ses soins. Le quinquennat a parachevé le dispositif en faisant de l’élection des députés un simple prolongement de celle du Chef de l’Etat. Le majoritaire présidentiel tire le majoritaire législatif. Ainsi, l’élection du président au suffrage universel crée-t-elle autour de sa personne des attentes politiques très fortes. Le rôle majeur que les Français entendent voir jouer à celui qu’ils ont élu et qui est devenu, par le sacre électoral, « leur homme », au sein du système, rend fort peu crédible la création d'un gouvernement formé « à l’allemande » dans le cadre d’une négociation exclusivement parlementaire entre des partis dont les candidats seraient élus à la proportionnelle. L’idée de mettre sur la touche le président quelques semaines seulement après que le peuple l’ait porté au pouvoir est parfaitement irréaliste.
La prééminence du président ne saurait de surcroît exclure un droit de suite reconnu au « sculpteur », lui permettant, au prix d’un changement de pied, de redessiner, avec cette fois le concours de l’Assemblée nationale, les contours d’une majorité renouvelée. La démocratie directe rencontre ses limites dans ce droit présidentiel au remodelage des majorités. L’alliance du peuple et du président est asymétrique puisque le Parlement peut offrir au président le moyen de modifier les équilibres majoritaires sans pour autant avoir à dissoudre. Encore faudrait il toutefois que le mode de scrutin ne fasse pas obstacle à cette éventuelle recomposition, comme c’est le cas aujourd'hui avec cette véritable « prison de partis » qu’est le scrutin uninominal à deux tours. Pas question, par exemple, dans le système actuel « d’élargir » la famille centriste et de la libérer de la dépendance étroite dans laquelle la tient un allié qui dispose – voyez les mésaventures de François Bayrou – d’un véritable droit de vie et de mort sur l’existence parlementaire de son partenaire.
La dimension majoritaire de ce système ne peut être ignorée ou contredite sans qu’il soit porté atteinte à la cohérence globale du régime issu de la révolution de 1962. Elle peut et doit cependant être contenue dans ses dérives et maintenue dans des limites raisonnables par un mode de scrutin législatif approprié. D’autant que l’ombre portée de l’élection présidentielle sur le scrutin législatif accroît les effets déformants de celui-ci. La victoire du président favorise la coalition qui le soutient, à l’intérieur de cette coalition, les candidats de son parti, et, à l’intérieur de ce parti, la fraction qui est la plus proche de lui. Ces prééminences en cascade permettent au chef de l’Etat de contrôler tous les pouvoirs alors même qu’il ne représente qu’une minorité, parfois très étroite, de Français. C’est bien évidemment le scrutin uninominal à deux tours qui fabrique cette domination paradoxale de la majorité par la minorité. Il est donc indispensable d’introduire dans le dispositif des anticorps assez puissants pour contrarier ces dérives monopolistiques sans pour autant remettre en cause la position inévitablement faîtière du chef de l’Etat.
Dès lors qu’on estime nécessaire – et comment pourrait-il en être autrement dans la France telle qu’elle est ? – d’assumer pour l’essentiel l’héritage institutionnel de la Cinquième République, c’est-à-dire l’enracinement démocratique d’un pouvoir présidentiel fort relayé au Parlement par une majorité claire, la réforme du mode de scrutin législatif doit être conduite avec un grand souci d’équilibre. Ce sont bien les modalités concrètes d’un partage intelligent entre les logiques majoritaire et proportionnelle qu’il nous faut imaginer et c’est à quoi nous nous efforcerons de contribuer dans notre prochain article.
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