Le risque d’un coup d’État légal aux États-Unis edit
Dans son best seller Too Much and Never Enough[1], Mary L. Trump, psychologue et nièce de Donald Trump, prévient : « S'il obtient un second mandat, ce sera la fin de la démocratie américaine. » Or il existe une possibilité importante que Trump devienne président lors de l'élection présidentielle de 2024. Sa victoire pourrait résulter d'un coup d'État ostensiblement légal : une prise de contrôle de l'État par des moyens qui, tout en semblant respecter la lettre des procédures légales, en violent délibérément l'esprit[2]. Trump et le parti qu'il domine ont déjà produit une crise politique sans précédent depuis la guerre civile, et cette crise s’intensifie.
La transformation du Parti républicain, d'un parti conservateur de centre-droit en un parti populiste ploutocratique autoritaire d'extrême-droite, a commencé il y a plusieurs décennies. Le changement s'est accéléré récemment[3].
Le fonctionnement complexe des institutions politiques américaines, issues de la Constitution et de réformes ultérieures, a été considérablement affaibli par une stratégie qui exploite les ambiguïtés de la Constitution et des procédures juridiques. Les actions des Républicains impliquent la violation de normes établies de longue date, telles que l'acceptation de résultats électoraux quand ils ont été certifiés de manière légitime. Bien qu'elles n'aient pas force de loi, ces « règles du jeu » informelles sont les fondements essentiels de la stabilité démocratique.
Si Trump et ses alliés républicains n'ont pas réussi à renverser la victoire de Joseph Biden à la présidentielle de 2020, cette tentative avortée les a encouragés à étendre une stratégie comprenant à la fois des éléments déjà anciens et d'autres inspirés par leur défaite. Le plan vise, par des moyens ostensiblement légaux, à assurer la future domination républicaine, si nécessaire en annulant les victoires électorales des Démocrates.
Le premier élément exploite la décision historique de la Cour suprême dans l'affaire Marbury v. Madison (1803) autorisant le « contrôle judiciaire », c'est-à-dire donnant au pouvoir judiciaire fédéral le droit de déterminer la constitutionnalité des décisions politiques. Au cours des dernières décennies, le parti républicain a réussi à se doter d'un pouvoir judiciaire bienveillant. Par exemple, la Cour suprême est actuellement composée de six juges nommés par des présidents républicains et trois par des présidents démocrates – un déséquilibre partisan facilité par la violation d'une norme établie de longue date par le républicain Mitch McConnell, alors chef de la majorité au Sénat. Les décisions de la majorité conservatrice de la Cour ont autorisé des mesures dissuadant le vote de citoyens qui ont tendance à favoriser les Démocrates.
Le deuxième élément concerne le gerrymandering, c'est-à-dire le contrôle partisan du processus de définition de la forme des districts du Congrès et des circonscriptions législatives des États. Les législatures d'État dominées par les Républicains tracent des frontières qui concentrent de manière disproportionnée les électeurs démocrates dans certaines circonscriptions, « gaspillant » ainsi de nombreux votes dans ces circonscriptions et affaiblissant les perspectives du Parti démocrate dans d'autres circonscriptions. (Les Démocrates pratiquent également le gerrymandering, mais avec plus de retenue). Le gerrymandering a donné au Parti républicain un avantage significatif, au regard de son poids électoral réel, au Congrès, dans les États et au niveau local.
Le troisième élément est la suppression des électeurs. Dans dix-sept États, les législatures contrôlées par les Républicains ont récemment adopté des procédures électorales qui, bien qu'apparemment non partisanes, sont conçues pour réduire les votes en faveur des Démocrates. Ces restrictions consistent à réduire l'éligibilité des citoyens à s'inscrire et à voter, en renforçant les exigences en matière d'identification des électeurs, ainsi qu'en raccourcissant la période pendant laquelle ceux-ci peuvent s'inscrire et voter, en réduisant le nombre de bureaux de vote dans les quartiers pro-démocrates et en facilitant les purges partisanes des listes électorales. Ces changements réduisent le vote des personnes à faible revenu et des électeurs noirs et hispaniques, éléments essentiels de la base du Parti démocrate. Ces mesures réduisent encore la participation, dans un pays où son taux est déjà l'un des plus faibles de tous les pays démocratiques.
Les dirigeants républicains affirment que la raison d'être de ces réformes est d'empêcher une fraude électorale endémique. Cependant, selon les experts, les élections américaines se déroulent généralement de manière tout à fait honnête. On en a eu une nouvelle confirmation après la défaite électorale de Trump en 2020. Bien que le Parti républicain ait déposé plus de soixante plaintes pour fraude, pas une seule n'a été jugée crédible par les juges, y compris ceux nommés par Trump et d'autres présidents républicains.
Lors d'une contestation devant la Cour suprême de l'une de ces lois de suppression des électeurs, un avocat du Parti républicain en a expliqué la véritable raison : sans de telles restrictions, les candidats républicains sont « en situation de désavantage concurrentiel par rapport aux Démocrates ».
Si ces techniques s'avèrent insuffisantes, le quatrième élément de la stratégie républicaine consiste à convertir les défaites électorales en victoires.
L’incapacité à renverser la victoire de Biden s'est révélée instructive pour le parti républicain. Plutôt que de reconnaître sa défaite après l'élection, Trump a affirmé à plusieurs reprises que l'élection avait été volée et qu'elle devait être inversée. Ce mensonge trouve un écho auprès de la base du Parti républicain. Un sondage CNN de septembre 2021 a révélé que 78% des partisans des Républicains continuaient de croire que l'élection présidentielle de 2020 avait été volée.
Trump ne s'est pas contenté de tromper le public. Il a essayé de renverser l'élection en faisant pression sur les responsables électoraux et les gouverneurs des États remportés par Biden pour qu'ils inversent le décompte officiel des bulletins de vote et lui attribuent les voix du collège électoral de l'État. Ses tentatives peuvent sembler grossières et simplement performatives, comme lorsqu'il a supplié le secrétaire d'État de Géorgie (un républicain) de « trouver » suffisamment de voix pour lui donner la victoire dans cet État-clé. Cependant, elles étaient très sérieuses et leur importance ne doit pas être sous-estimée : car si les responsables électoraux de quelques États clés, ainsi que le vice-président Michael Pence, n'avaient pas rejeté les supplications du président, l'élection aurait pu être annulée, provoquant sans doute une crise violente de grande ampleur.
Comme on le sait, l'une des principales tentatives de Trump a eu lieu le 6 janvier, quand deux mois après l'élection le Congrès s'est réuni pour certifier les résultats du vote du collège électoral. Dans un discours prononcé devant ses partisans à Washington, il a évoqué « l’élection la plus corrompue de l'histoire, peut-être du monde », avertissant : « Les démocrates ont tenté le vol d'élection le plus effronté et le plus scandaleux. (…) Si vous ne pouvez pas vous battre comme des diables, vous n'aurez plus de pays. » Il a ensuite ordonné à la foule de prendre d'assaut le Capitole pour forcer le vice-président Pence à changer d'avis et à lancer une procédure d'annulation de l'élection. On sait ce qu’il en a été. Mais le 6 janvier était un début, et non la fin. Bien que de nombreux dirigeants républicains aient initialement condamné l'attaque et critiqué sévèrement Trump, presque tous sont rapidement revenus à leur ancienne fidélité. La plupart continuent à soutenir l’idée que l'élection a été volée. L'attentat du 6 janvier a également dynamisé les organisations de milices d'extrême droite, pour qui la campagne républicaine s'est révélée une occasion en or d'élargir leurs rangs et de se mobiliser pour de futures campagnes.
Les chroniqueurs du Washington Post Bob Woodward et Robert Costa rapportent que la dernière tentative de Trump a été inspiré par John Eastman, un professeur de droit ultra-conservateur[4]. Après la défaite de Trump en novembre, Eastman a préparé deux mémos expliquant comment retourner l'élection. Le raisonnement reposait sur la fausse affirmation selon laquelle la Constitution et les lois électorales autorisent le vice-président à exercer un immense pouvoir discrétionnaire. Pratiquement tous les constitutionnalistes s'accordent à dire que l'interprétation d'Eastman est tout simplement fausse : la Constitution précise clairement que le rôle du vice-président dans la certification des élections présidentielles est purement ministerial, c'est-à-dire cérémonial.
Selon la proposition d'Eastman, Pence aurait annulé les scrutins de sept États remportés par Biden parce qu'il y avait des listes concurrentes au Collège électoral dans ces États. En fait, les autorités électorales officielles de ces États ont certifié la victoire de Biden ; aucune n'a fait allusion à des listes concurrentes. Néanmoins, Eastman a affirmé que si Pence annulait les votes électoraux de ces États, les vote en faveur de Biden au Collège électoral passeraient de 306 à 228 voix, ce qui ferait de Trump, avec ses 232 voix, le vainqueur.
Si les démocrates du Congrès parvenaient à bloquer cette décision, Eastman avait un plan B : Pence déciderait que, puisque aucun des candidats n'avait obtenu la majorité absolue des voix au Collège électoral, c’était à la Chambre des représentants d’élire le président, comme le prévoit l'article II de la Constitution. Il est important de noter que, selon cette procédure, chaque État dispose d'une seule voix. Étant donné que le parti qui contrôle la délégation de la Chambre des représentants d'un État décide de la manière dont la délégation de cet État doit voter, et que début 2021 une majorité de représentants étaient républicains dans 26 des 50 délégations de la Chambre des représentants, devinez qui aurait gagné !
Trump a exercé une immense pression sur Pence. De plus, étant donné que le vice-président avait jusqu'alors fait preuve d'une loyauté totale envers lui, et que pratiquement tous les élus républicains soutenaient l'affirmation sans fondement selon laquelle la victoire de Biden était frauduleuse, ce stratagème avait de grandes chances de réussir. Cependant, bien que Pence ait sérieusement réfléchi à la question et qu’il ait longuement consulté les dirigeants républicains, il l'a rejetée. De même, dans les États-clés remportés par Biden aucun fonctionnaire électoral, quelle que soit son obédience politique, n'a cédé à la pression de Trump.
Mais cette digue est fragile. L'échec de l'annulation de l'élection de 2020 a appris à Trump et au Parti républicain qu'il est possible, sans conséquences négatives notoires, d’essayer de changer les résultats des élections. Ils ont également appris à préparer le terrain pour inverser un résultat électoral bien avant l'élection plutôt que d'improviser à la hâte une tentative après la défaite. Enfin, parce que Kamala Harris, qui présidera à la certification du Collège électoral du Congrès en 2024, est démocrate, ils ont compris qu’il est essentiel de recruter bien avant l'élection des agents électoraux coopératifs, prêts à renverser une victoire démocrate.
Contrairement aux tentatives post-électorales ad hoc visant à annuler l'élection de 2020, ces plans sont mis au point aujourd’hui, bien en amont de l’élection de 2024. Par exemple, seize gouvernements d'État contrôlés par les républicains ont récemment adopté des lois transférant le contrôle du scrutin des fonctionnaires et agences administratives non partisanes aux législatures et à des commissions électorales contrôlées par les partis. De plus, comme l'élection de 2020 a démontré que même les fonctionnaires républicains peuvent être peu fiables, Trump recrute actuellement des loyalistes pour organiser des contestations lors des élections primaires afin de remplacer les titulaires républicains dont il n’est pas sûr au sein des commissions électorales[5].
Certains commentateurs considèrent que l'échec de Trump à renverser l'élection de 2020 démontre la solidité et la résilience de la démocratie américaine. C’est au contraire la fragilité du système qui est apparue. Le sort de la démocratie américaine a dépendu d’une poignée de responsables républicains. Compte tenu des réformes parrainées par les Républicains depuis lors – et surtout si l'élection de 2024 est serrée – il serait naïf d'ignorer la possibilité d'un résultat différent.
La principale leçon que le Parti républicain semble tirer de l'élection de 2020 est la nécessité d'intensifier les moyens illégitimes d'assurer la victoire en 2024. Cela suggère la profondeur de la crise actuelle. Ironiquement, le principal résultat de l'insurrection ratée du 6 janvier pourrait être d'augmenter la possibilité d'un futur coup d'État légal.
[1]. Mary L. Trump, Too Much and Never Enough: How My Family Created the World’s Most Dangerous Man, New York, Simon & Schuster, 2020.
[2]. Pour une autre analyse développant cette affirmation, voir Robert Kagan, « Our constitutional crisis is already here », Washington Post, 23 septembre 2021. Voir également l'éditorial du New York Times, « Jan. 6 was worse than it looked », 3 octobre 2021. Le format de cet article ne permet pas de décrire l'existence de puissants contre-pouvoirs aux États-Unis qui s'opposent à cette issue. Une précision à ce propos. Je ne veux pas laisser entendre que, sans les actions néfastes du Parti républicain, les États-Unis seraient un modèle de démocratie. Je partage en grande partie la critique de la littérature sur le « déclin de la démocratie » développée par Jedediah Britton-Purdy dans « Normcore », Dissent, été 2018. Mais je me limite ici à analyser comment Trump et le Parti républicain menacent des éléments clés de la démocratie libérale américaine.
[3]. Voir Gérard Grunberg, « La mort du Parti républicain américain », Telos, 7 mai, 2021 ; Jacob S. Hacker et Paul Pierson, Let Them Eat Tweets, New York, Liveright, 2020 ; et Mark Kesselman, « Une réponse populiste de l'extrême-droite à la crise politique ? », in Daniel Cirera, Guy Groux et Mark Kesselman (dir.), Regards croisés USA-France. Mouvements et politique en temps de crises, Paris, L’Arbre bleu, à paraître en 2022.
[4]. Bob Woodward et Robert Costa, Peril: New York, Simon & Schuster, 2021.
[5]. Cameron Joseph, « Trump endorsing candidates who could try to help him steal 2024 », Vice News, 24 septembre 2021.
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