Les déchirures de la droite espagnole edit
Cette chronique sur l’état présent de la politique espagnole aurait normalement dû se concentrer sur l’analyse des résultats des élections régionales de Castille-Léon qui se sont tenues le 13 février dernier. Ce scrutin avait été pensé depuis l’état-major du Parti Populaire comme une nouvelle étape de sa reconquête électorale. Depuis son éclatant succès du 4 mai 2021 à Madrid et poussé par des sondages favorables, le PP avait décidé de rééditer la manœuvre avec deux objectifs : profiter de l’affaiblissement terminal des centristes de Ciudadanos pour récupérer leur électorat ; provoquer une série de rendez-vous électoraux qui accréditeraient un sentiment de changement de cycle politique. Enchaînant les victoires (Madrid, Castille-Léon puis Andalousie), le PP arriverait en situation de force aux élections générales qui doivent avoir lieu au plus tard en décembre 2023.
Le scénario s’est grippé le 13 février avec des résultats plus difficiles qu’attendus et il s’est effondré le 16 février avec l’explosion interne du PP qui a mis face-à-face les barons territoriaux et la direction nationale dans une « guerre civile » (l’expression revient dans toute la presse) dont l’issue sera à la fois l’élimination d’un des camps et l’affaiblissement profond du parti.
Un succès décevant
J’ai déjà signalé sur Telos que la scène politique espagnole était une réalité plurielle. La scène nationale s’articule à la réalité, le plus souvent complexe, de scènes politiques régionales, à commencer par la catalane et la basque. Avec la disparition du bipartisme depuis 2015, les équilibres régionaux se sont considérablement compliqués et chaque communauté autonome devient un levier pour peser sur les dynamiques nationales. Aux élections régionales de 2019, plusieurs régions se sont retrouvées avec des gouvernements de coalition. Le Parti Populaire, qui était à ses plus bas historiques, a dû passer des alliances avec les centristes de Ciudadanos pour conserver quelques bastions (Murcie, Madrid, Castille-Léon) tandis que le PSOE prolongeait ses expériences de gauches plurielles à Valence. Le PP devait apprendre à partager le pouvoir dans des régions où, depuis parfois plus de 20 ans, il avait gouverné en solitaire.
La menace d’une motion de censure préludant à un renversement d’alliance (les centristes rejoignant les socialistes) avait poussé la présidente de Madrid, Isabel Díaz Ayuso, à dissoudre son parlement et à convoquer des élections. Elle les avait transformées en référendum anti-Sánchez et avait gagné largement son pari, en affaiblissant le PSOE à Madrid, en laminant les centristes et en ne dépendant pas des députés de VOX. C’est ce scénario idéal qui devait se répéter en Castille-Léon quand le président Alfonso Fernández Mañueco décida à son tour de dissoudre son parlement en arguant de la crise de son alliance avec les centristes.
Le résultat du scrutin du 13 février a certes redonné au PP la première place en Castille-Léon (31,4% et 31 députés sur 81) et a vu le PSOE reculer (-7 députés [28] avec 30% des voix). Les centristes de Ciudadanos ont bel et bien été laminés (4,5% des voix contre 15% en 2019 et 1 député au lieu de 12 !). Mais le succès de VOX (17,6% [+ 12 points !] et 13 députés au lieu d’un seul) a complètement torpillé l’objectif initial du PP. Il n’existe pas de majorité alternative à gauche dans la nouvelle assemblée de la région. Mais le PP ne peut gouverner sans s’appuyer sur VOX ou, au contraire, sans passer par une abstention volontaire du PSOE. Autrement dit, le PP est pris dans le piège de l’extrême droite.
Le piège espagnol de l’extrême droite
VOX, on le sait, est né d’une scission du PP en 2013. Inexistant en 2015 (0,2% des voix), il est monté en flèche en 2019 et représente aujourd’hui la troisième force parlementaire (52 députés nationaux). VOX n’est pas l’équivalent espagnol du FN français : ni son histoire, ni sa vocation première ne répondent à une résurgence d’une extrême-droite groupusculaire qui s’enracinait dans des traditions politiques maurassiennes, antigaullistes et d’anciens de l’OAS. VOX est né du découragement de militants du PP, notamment basques, face à l’attitude conciliante de leur parti vis-à-vis des partis nationalistes régionaux basques et catalans. Ce n’était pas un résidu de nostalgique du franquisme qui aurait refait surface mais un courant insatisfait par les accommodements du PP.
Depuis 2015, l’Espagne est passée par la crise catalane et la droite par le traumatisme de la perte du gouvernement consécutive à la motion de censure de juin 2018. Je vois dans cet événement l’équivalent français du 10 mai 1981 : une droite déboussolée qui se radicalise et, chez des militants, le passage à une formation plus dure et plus décidée, au moins rhétoriquement. Ajoutons à cela l’habile instrumentalisation politique du thème de la mémoire historique par le PSOE et la gauche et l’exhumation de Franco le 23 octobre 2019 et on dispose de tous les ingrédients pour faire grandir ou réagir une droite « décomplexée » dont la croissance divise l’électorat conservateur, éloigne les perspectives de victoire et devient une sorte de garantie pour le PSOE.
VOX est, dans son élan, devenu le réceptacle des thématiques de l’extrême droite européenne. Dénonciation du « grand remplacement », engagement dans une guerre culturelle contre le progressisme, conjugaison d’un libéralisme économique et d’une exigence de protection sociale : le programme et le discours de VOX combine Le Pen et Zemmour, Orban et Salvini. En sept ans, VOX s’est considérablement éloigné du PP. Il existe aujourd’hui deux droites idéologiquement distinctes qui se partagent cependant le même électorat. Le PP conserve la nostalgie du temps où il dominait toute la droite et toute la difficulté à laquelle sont confrontés ses dirigeants demeure dans cette opération de récupération qui ne soit pas une radicalisation.
Car la gauche connaît la puissance du piège de l’extrême droite grâce à l’exemple français et le système proportionnel l’entretient assurément mieux que le scrutin majoritaire.
En Andalousie comme à Madrid, VOX ne fait pas partie de la majorité parlementaire qui soutient les gouvernements régionaux du PP et si d’aventure les députés de VOX mêlaient leurs voix à celle de la gauche, les électeurs leur en tiendraient rigueur. Mais en Castille-Léon, que faire ? Marginaliser VOX c’est courir le risque d’une répétition du scrutin (l’absence de formation de gouvernement provoque au bout d’un délai la dissolution automatique du parlement) dont les résultats sont très incertains. S’allier avec VOX c’est s’aligner sur une droite dure…
Telle était l’impasse difficile dans laquelle était le PP dans les jours qui suivirent le 13 février 2022.
Un PP suicidaire?
Et voilà qu’un événement inattendu a tout fait voler en éclat. La présidente de la Communauté de Madrid, Isabel Díaz Ayuso, a accusé la direction du Parti de l’avoir espionnée, d’avoir tenté de fabriquer un dossier mettant en cause son frère et le gouvernement régional pour la faire accuser de corruption. Le secrétaire général du PP, Teodoro García Egea, intervient à son tour, reprenant à son compte l’accusation de corruption et menaçant la présidente de Madrid d’une exclusion… C’était jeudi 17 février. Depuis le PP est en ébullition. Les dirigeants territoriaux, Alberto Núñez Feijóo (président de la Galice) en tête, sont vent debout contre la direction nationale et semblent exiger non plus la démission du secrétaire général mais bien celle du président du parti, Pablo Casado dont l’autorité est au plus bas et la capacité à réunifier le parti nulle.
Ainsi sont exposées publiquement les haines et les blessures d’un Parti qui est tout à la fois une grande machine électorale, un grand corps malade que son lourd passé d’affaires judiciaires a durablement infecté, un parti de gouvernement qui a accumulé deux expériences politiques essentielles (1996-2004 et 2011-2018) et un huis-clos d’ambitions personnelles et de clans.
La crise que traverse le PP est, on ne peut plus, inopportune. Avec VOX, tout un électorat de droite dispose d’une alternative et les premières enquêtes d’opinion montrent que l’écart entre les deux formations est inférieur à deux points (entre 20 et 22% pour le PP, entre 18 et 20% pour VOX). Les électeurs de droite sont, au regard des sondages actuels, majoritaires par rapport à ceux de gauche. Mais où vont aller les orphelins du centrisme ? Sans doute pas vers cette droite soit radicalisée soit enfermée dans ses luttes internes. Vers le PSOE ? Pedro Sánchez ne doit pas être le dernier à se réjouir d’une droite espagnole qui dispute ouvertement à la droite française le ridicule honneur d’être « la droite la plus bête du monde » !
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)