L’État de droit dans l’Union, un sujet d’actualité edit

4 juillet 2024

La montée du national-populisme et autres extrêmes droites en Europe n’est pas nouvelle, mais les élections européennes de 2024 confirment leur poussée (ils atteignent 18% des voix, et sans doute plus de 20% après le jeu du rattachement des non-inscrits). Les formations du centre au Parlement européen résistent (quoique nettement droitisées) mais les évolutions obligent à s’interroger sur la capacité de nos démocraties à faire face à la prise de pouvoir de ces forces dans plusieurs Etats membres. Le respect de l’État de droit est déjà devenu un problème dans l’UE en raison de réformes qui, depuis 2010/2015 déjà, visent à démanteler ou affaiblir les institutions démocratiques dans deux états membres au moins. Pire encore, ils contestent les valeurs européennes et menacent de bloquer les décisions clés. Contre ces attaques internes, l’Union européenne s’est armée en se dotant d’outils juridiques novateurs.

L’État de droit fait partie des valeurs de l’Union européenne (article 2 du traité sur l’Union européenne) et les pays candidats ne peuvent ignorer ce à quoi ils s’engagent (article 49-1 du traité sur l’UE). Cependant, ces normes communes ont été testées de l’intérieur par les gouvernements hongrois et polonais qui ont en outre remis en question la compétence de l’Union sur ces questions, ce qui a conduit à une confrontation ouverte en 2018. En Hongrie, avec le parti Fidesz au pouvoir, le gouvernement a placé les médias sous contrôle et adopté différentes lois attentatoires à l’indépendance de la justice. Le gouvernement polonais, après la prise de pouvoir du parti conservateur PiS en 2015, a ciblé le système judiciaire et la liberté d’opinion. Dans un arrêt du 15 juillet 2021, la Cour de justice de l’UE avait considéré que les réformes polonaises violaient les traités, estimant qu’un système judiciaire qui ne respecte pas l’état de droit constitue un risque pour l’Union et pour la protection de ses intérêts financiers. Une fois condamnée, la Pologne a lancé des attaques frontales contre la primauté du droit de l’Union, affirmant que la constitution polonaise (interprétée par une cour constitutionnelle contrôlée par le gouvernement) prévalait.

Face à des provocations répétées, l’Union européenne a réagi avec une combinaison d’instruments existants et innovants. Parallèlement à plusieurs procédures d’infraction, la Commission a activé, contre la Pologne en décembre 2017 et contre la Hongrie en septembre 2018, un mécanisme de sanction des violations des valeurs européennes (article 7 du traité UE). Cet article a pour objet de déterminer un risque manifeste de violation grave des valeurs européennes, décision prise par le Conseil avec une majorité renforcée, et de déclencher des sanctions si le Conseil européen (à l’unanimité, moins une voix) constate une violation grave et persistante. Toutefois, la Pologne et la Hongrie se sont soutenues pour empêcher l’aboutissement de la procédure, puis elles ont bloqué les décisions sur le budget européen et sur le plan de relance post-Covid.

L’obstruction et le chantage mettent en péril le processus décisionnel de l’UE. Le mécanisme de l’article 7 ne fonctionnant pas, un nouvel instrument a donc été conçu, à savoir le règlement 2020/2092 dit de conditionnalité budgétaire fondé sur un principe simple: si un pays porte atteinte à l’état de droit et à la démocratie, l’Union pourrait décider de suspendre les différentes aides financières qu’il reçoit. L’objectif était double: appliquer des sanctions financières aux États membres qui enfreignent l’état de droit, d’une part, éviter l’utilisation abusive du budget européen. La Commission européenne a proposé que le Conseil adopte des sanctions (à la majorité qualifiée dans un délai d’un mois), ce que la Pologne et la Hongrie ont contesté, la Pologne défendant l’identité politique et constitutionnelle des États membres contre la Cour de justice européenne et son autorité exclusive pour interpréter le droit de l’Union. Le 16 février 2022, la Cour de justice de l’UE a rejeté le double recours et validé la conformité du règlement. En mars 2022, les orientations relatives au régime général de conditionnalité budgétaire étaient adoptées et le règlement s’est appliqué à compter du 1er janvier 2021 comme prévu. 

En outre, il a été décidé de lier le plan de relance avec des réformes à mener par les États membres, en particulier sur le fonctionnement de la justice. Moyennant quoi la Hongrie n’a pas reçu les 5,8 milliards d’euros du plan de relance en attente de réformes, ni 6,3 milliards d’euros au titre des fonds de cohésion. La conditionnalité n’a pas été engagée contre la Pologne, mais le paiement de quelque 35,4 milliards d’euros de son plan de relance a été suspendu jusqu’à l’adoption des réformes, comme dans le cas hongrois. En guise de représailles, le gouvernement hongrois a menacé en décembre 2023 de bloquer les négociations d’élargissement, l’aide à l’Ukraine et l’examen à mi-parcours du cadre financier pluriannuel. Quant à la Pologne, les élections d’octobre 2023 ont entraîné un changement de majorité politique qui a ouvert la voie à une nouvelle attitude en matière d’état de droit.

 

Outre le mécanisme de conditionnalité budgétaire et de nouvelles règles dans la gestion du plan de relance, la Commission a introduit un nouveau mécanisme de gouvernance fondé sur les rapports annuels sur l’état de droit (depuis 2021), le dialogue et l’échange d’informations avec les États membres, les parlements nationaux, la société civile et les parties prenantes et la contribution du tableau de bord de la justice de l’UE. Des considérations relatives au système judiciaire, au cadre de la corruption, à la liberté et au pluralisme des médias et à l’équilibre institutionnel ont été intégrées dans les recommandations par pays adressées à tous les États membres. Ce semestre européen renforcé revient à intégrer l’état de droit dans les principaux instruments budgétaires et macroéconomiques de l’UE.

Quelles leçons peut-on tirer de la longue confrontation entre la Commission européenne, en tant que branche exécutive de l’UE chargée du budget et de la sauvegarde du droit de l’UE, et certains États membres rebelles depuis 2017/2018? Sur le plan positif, elle a permis de clarifier la pertinence de l’état de droit par la Cour de justice européenne dans son arrêt historique de février 2022 et d’écarter les objections au nom de l’identité nationale. Malgré l’impasse de l’unanimité nécessitée par l’article 7 - qui reste une question durable de gouvernance-, l’Union a fait preuve d’une réelle détermination à défendre ses valeurs en concevant un outil de dissuasion puissant. L’état de droit est devenu un mécanisme pleinement intégré et horizontal dans les procédures financières (dans et hors budget), fondé sur un suivi continu des progrès accomplis.

Sur le plan moins positif, il existe un risque de contagion qui doit être traité rapidement, y compris dans la perspective de l’élargissement à venir. Parmi les pays candidats, rares sont les démocraties dotées d’une tradition consolidée de respect des droits de l’homme et de l’État de droit. Les résultats des élections européennes du 9 juin ne permettent pas d’exclure non plus des régressions parmi les Etats membres, en fonction de l’évolution de la situation politique interne : les très bons scores de l’extrême droite en Italie, en Autriche, en Hongrie, mais aussi en Allemagne et aux Pays Bas, sans parler de la France, sont un sérieux avertissement. Certes, ces forces restent contenues au Parlement européen mais les équilibres au sein du Conseil pourraient être remis en question. La vigilance et la cohérence de l’Union dans la défense de ses valeurs pourraient être cruciales pour sa crédibilité, dans un contexte de risques géopolitiques croissants, au niveau régional et mondial.