Notes sur le rapport Bartolone-Winock - 2 - Un diagnostic en trompe-l’œil edit
Les auteurs du rapport se récrieront sans doute à l’idée d’avoir pratiqué à l’occasion de cette réflexion collective une navigation sans boussole. Le président Bartolone n’a-t-il pas dans son avant-propos stigmatisé en termes forts le mal unique –« l’insuffisance de démocratie » – dont souffrirait la République française, et n’a-t-il pas présenté les dix-sept propositions du rapport comme la déclinaison logique de ce paradigme ordonnateur ? La fermeté romaine du diagnostic formulé par le président de l’Assemblée nationale ne suffit toutefois pas à donner au rapport la cohérence intellectuelle qu’on est en droit d’attendre d’un tel exercice. Le diagnostic qui porte ces 128 pages et justifie ces dix-sept propositions est doublement confus.
Il l’est d’abord parce que jamais la nature véritable de la déploration de nos nouveaux Caton ne fait l’objet d’une analyse claire et précise : avons-nous affaire à un excès du pouvoir présidentiel ou à un effondrement général de l’autorité publique ? Le rapport ne prend pas la peine de poser clairement la question. Il privilégie implicitement, et à vrai dire arbitrairement, la première interprétation et débouche ainsi sur une remise en cause plus ou mois franchement assumée de l’héritage institutionnel de la Ve République. La confusion intellectuelle se manifeste également à un second niveau. Le rapport présente en effet de la pathologie démocratique dont il s’inquiète un diagnostic à double fond. Il hésite entre une interprétation structurelle du mal, qui le porterait à dénoncer l’essentielle malignité de la Ve République, et une interprétation conjoncturelle, la crise du politique, de nos dérives et de nos embarras.
La tentation profonde des auteurs, c’est, comme le suggère fortement l’avant-propos de Michel Winock, celle d’une remise en cause frontale du déséquilibre des pouvoirs sous la Ve République. Cette remise en cause ne pose guère de problèmes majeurs–c’est une simple affaire de dosage- quand elle postule une simple réhabilitation des pouvoirs du Parlement mais elle se révèle autrement redoutable dès lors qu’elle prend pour cible la fonction présidentielle telle qu’elle s’est enracinée dans nos lois et nos usages depuis l’élection du chef de l’Etat au suffrage universel. Retrouvant les chemins oubliés de nos anciennes querelles, le comité BW remet à l’honneur les grands débats des années soixante, se plaît à placer discrètement ses pas dans ceux de l’auteur du Coup d’Etat permanent, dénonçant ainsi les deux grands effets pervers de la réforme de 1962 : la transformation de fait d’un arbitre supra-partisan en un chef de gouvernement engagé et l’irresponsabilité politique de ce chef devant le Parlement.
Pente naturelle du rapport, cette stigmatisation de l’héritage gaullien apparaît toutefois trop téméraire pour être franchement assumée par nos refondateurs. Elle présente en fait trois inconvénients majeurs. Elle oblige d’abord à une récusation sacrilège de l’héritage du Père fondateur de la Ve République, alors même que cet héritage fait l’objet d’un consensus multipartisan depuis qu’en 1981 François Mitterrand a décidé d’endosser les habits du général de Gaulle et d’oublier qu’il était l’auteur du Coup d’Etat permanent. Il est clair qu’une commission pluraliste comme le comité BW ne pouvait pas s’engager sans se fracasser sur la voie grandiose et satanique de l’apostasie.
De surcroît, le procès de la République gaullienne monte en épingle un problème largement imaginaire. Même s’il n’est pas directement responsable de sa politique devant le Parlement, le chef de l’Etat l’est indirectement parce qu’il ne peut gouverner sans un gouvernement qui est lui-même responsable devant l’Assemblée nationale. Réouvrir aujourd’hui cet antique procès alors que trois expériences de cohabitation ont démontré l’incapacité du président à gouverner effectivement dès lors qu’il est privé d’un soutien majoritaire au Palais-Bourbon ne reviendrait-il pas, comme disent les Britanniques, à « fouetter un âne mort » ? Observons en outre que le chef de l’Etat a perdu, à l’occasion de la révision constitutionnelle de 2008 le plus significatif de ses pouvoirs d’arbitrage supra-partisan, la présidence du Conseil supérieur de la magistrature.
Ce problème imaginaire est enfin politiquement insoluble. Le comité BW se retrouve ici enfermé dans les mêmes impasses que naguère le comité Balladur. Pour sortir de l’ambivalence que la réforme de 1962 a imposée à la fonction présidentielle, il n’est en effet que deux voies imaginables, l’instauration d’un vrai régime présidentiel ou la reconstruction d’un pouvoir gouvernemental primo-ministériel. La première suppose trois changements majeurs : la remise en cause de la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée nationale, la suppression du droit présidentiel de dissolution et, petite révolution indispensable pour garantir la cohérence du mouvement législatif, l'institution d’un droit de veto, ou pour être moins agressif, d’une procédure de co-décision, obligeant le Parlement à s’entendre avec le président avant l’adoption de chaque loi. Il est clair qu’aucune de ces trois innovations ne peut dans la France d’aujourd’hui faire l’objet d’un consensus constituant, qu’elles soient portées par une majorité de droite ou de gauche. La porte est fermée. Quant à la primo-ministérialisation du régime, elle passe en fait par la marginalisation politique du chef de l’Etat et conduit logiquement à la suppression de l’élection de celui-ci au suffrage universel.
Pour échapper à des contraintes aussi écrasantes, le comité BW a choisi de recourir à deux procédés de survie : la demi-mesure et l’historisation. La demi-mesure d’abord : tenté par le retour à la « tradition républicaine », donc à la primo-ministérialisation du régime, il s’est efforcé, non sans inconséquence, de priver le chef de l’Etat de ses responsabilités principales sans pour autant remettre en cause son mode de désignation. La contradiction était pourtant aveuglante : confier au suffrage universel le soin d’élire un président réduit à l’état de « potiche » ou « d’inaugurateur des chrysanthèmes », pour reprendre les expressions favorites de Georges Pompidou et du général de Gaulle. Le second procédé est assurément plus habile : il vise à vider de son venin politicien la dénonciation de la Ve République en donnant de la remise en cause de celle-ci une interprétation relativiste, sorte de variante politologique de la célèbre formule du paysan de Fernand Raynaud : « ça a eu payé mais ça paye plus. » En d’autres termes, la Ve République a eu de grandes vertus mais par les temps qui courent, temps de doute, de crise et de délitement, ces vertus sont devenues inopérantes : « Le mal», nous dit le président Bartolone, « s’explique essentiellement par le fait que nous avons changé de monde et que les institutions de la Ve République n’ont pas été pensées pour ce monde-là».
L'historisation du diagnostic aurait pu donner lieu à un exercice intellectuel stimulant si elle avait été conduite avec sérieux. Il eût été intéressant d'examiner non pas la crise du politique en général mais son incidence exacte sur le fonctionnement du système institutionnel et de proposer une stratégie cohérente d'adaptation de nos règles, qu'elles soient d'ordre constitutionnel, législatif ou infra législatif, aux exigences et aux menaces de ce " monde nouveau". Ce n'est pourtant pas du tout dans cette direction que s'est orienté le rapport. Il consacre certes de nombreux développements aux multiples aspects des changements et dérèglements actuels et le président Bartolone, cité sur le sujet dans l'introduction du rapport, en dresse l'inventaire:" La mondialisation, l'émergence de l'Europe, la mutation de l'individu, la révolution numérique, la montée en puissance des enjeux écologiques, la redéfinition de l'espace public ou encore l'accélération du temps." Curieusement toutefois, l'accumulation des symptômes ne retient guère l'attention du clinicien! Ils forment la matière d'un diagnostic en trompe l'œil comme si ces travaux préalables d'inventaire étaient effectués en pure perte. Le fil conducteur de la rupture historique ne nous conduit nulle part. Ce qui nous est proposé au grand banquet de la refondation républicaine n'est qu'un dessus de table impropre à la consommation. On nous présente un décor à l'abri duquel se joue à huis clos le procès éternellement recommencé de la République gaullienne. La relation entre la crise du politique et la défaillance de nos institutions est proclamée mais n'est pas établie. Nous sommes ici dans le postulat et non dans la démonstration. Et pour cause, l'invocation du monde nouveau est un pur alibi. La dénonciation de la Ve République est suspendue dans le vide.
Pour lui permettre de s'avancer sur un terrain solide et déboucher sur une proposition véritablement en phase avec les exigences de notre temps, il eût donc fallu que la démarche critique du comité soit étayée sur deux analyses qui font ici cruellement défaut. Seule une présentation rigoureuse des différentes logiques systémiques permettant à la Ve République de fonctionner aurait éclairé un éventuel chemin de réformes. Tout aussi essentiel eût été la prise en compte des effets sur la vie démocratique des deux principaux bouleversements historiques qui affectent les conditions d'exercice du pouvoir : la transnationalisation croissante des enjeux de l'action publique et la défiance grandissante des peuples à l'égard de toutes les élites, économiques, religieuses, pédagogiques et, bien entendu, politiques.
Faute d'avoir mené à bien ce double travail, le comité BW est clairement passé, comme on le verra dans un troisième article, à côté des deux grands défis que nous lance la crise du politique, l'allergie croissante au pouvoir européen et la remise en cause des personnels et des usages de la démocratie représentative.
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