Pourquoi le libre-échange ne "passe pas" edit
Le mercredi 7 juin, le Bureau national du Parti Socialiste votait à l’unanimité un projet fixant les grandes lignes d’un programme de croissance pour les années à venir. Dénonçant une « dégradation générale de la condition salariale » induite par le capitalisme financier et la concurrence internationale, ce texte propose de créer une politique de prévention des délocalisations basée à l’échelle nationale sur la répression des « patrons voyous » et au niveau européen sur un « renforcement du tarif extérieur commun » pour « protéger l’industrie européenne ». Ces mesures de nature protectionniste répondent à un sentiment généralisé dans le pays : la peur de la mondialisation. Selon un sondage récent, 52% des Français jugent que la mondialisation est plutôt une « mauvaise chose », contre seulement 35% d'opinions favorables.
Pour une majorité d’économistes, ces pistes de réforme sont un total contresens. Leur argument est bien connu : le commerce, après tout, c'est un échange librement consenti entre deux parties. Si elles l'acceptent, c'est que chacune d'entre elles y gagne. Limiter le commerce dans ces conditions, c'est priver à la fois le vendeur et l'acheteur de réaliser les gains de l'échange. Certes, il est vrai que le libre échange fait des perdants. Mais l’enrichissement collectif est tellement important qu’il doit être possible d’en organiser la redistribution.
Comment dès lors comprendre ce fossé persistant entre une intuition populaire hostile au libre-échange et les arguments logiquement bien rodés des économistes ? Ces derniers sont-ils des sophistes ? N’est-il pas absurdement condescendant de penser que l’homme de la rue peut se tromper aussi durablement ?
Une première piste de décryptage du mur de scepticisme auquel font face les économistes, souvent taxés d’idéologues lorsqu’ils s’expriment sur la mondialisation, vient d’une confusion dont ils sont pour partie responsables. Trop souvent, on voit en effet présentée la théorie du commerce international comme la « preuve » que la globalisation est une « bonne chose », là ou elle ne fait que montrer que l’échange est préférable à l’autarcie. Le développement fulgurant de la Chine et de l’Inde peut bel et bien signifier pour nous une perte de richesse : lorsque nous sommes les seuls au monde à produire des avions, un avion exporté en Chine s'échange contre un très grand nombre de T-Shirts. En revanche, si nos partenaires apprennent également à fabriquer des avions d'aussi bonne qualité que les nôtres, nous leur en vendrons moins et moins cher. Nos exportations nous permettront d'acheter moins de T-shirts. L'appauvrissement par rapport à la Chine sera non seulement relatif - les chinois s'enrichissent, car ils savent mieux produire - mais aussi absolu. La raison est que de producteurs uniques d'avions que nous étions, nous devenons des exportateurs parmi d'autres. Pour rester riches, nous sommes condamnés à garder une longueur d'avance. De ce point de vue, notre difficulté en Europe à nous maintenir à la frontière technologique a quelque chose d'authentiquement angoissant. Si l’analyse est juste, la conséquence que le citoyen intuitif en tire est fausse: restreindre les importations de T-shirts ne résout en rien le problème, car fermer nos frontières ne rendra pas les Chinois plus friands de nos avions.
Toutefois, un grand nombre de Français gagnent sans équivoque au jeu du libre échange : retraités, employés qualifiés dans les secteurs protégés bénéficient en tant que consommateurs des prix plus bas sans souffrir d’une menace sur leur emploi. La véritable surprise est en réalité que même ces gagnants de la mondialisation en ont peur. Par exemple, en dépit de leur position abritée des délocalisations, les diplômés de l'enseignement supérieur sont 47% (contre 45 pour l'opinion inverse) à penser que la mondialisation est une « mauvaise chose » (selon un sondage mené par la Sofres et publié en novembre dernier par Le Nouvel Observateur). Les retraités, dont les pensions sont garanties et qui jouissent des baisses de prix apportées par la concurrence internationale, ne sont que 34% à trouver que celle-ci est une « bonne chose ».
Au delà d’une propension « culturelle » au protectionnisme chez nos compatriotes, la raison principale de cette aversion majoritaire au libre-échange tient selon nous à ce que les effets bénéfiques du commerce international sont en grande partie invisibles tandis que leurs implications négatives (délocalisations etc.) sont largement médiatisées. Le prix des T-shirts qui prévaudrait si on interdisait les importations de textile chinois n’est pas observé, à la différence des problèmes de chômage dans nos anciennes villes textiles. Les coûts du protectionnisme ne se réduisent pas à la hausse des prix : en ralentissant la réallocation de nos activités vers les secteurs ou nous avons un avantage comparatif véritable, c’est l’avenir de notre économie que nous compromettons. Là aussi, ces coûts sont pour l’essentiel invisibles et ne font donc pas partie des éléments sur lesquels se forge l’opinion.
Dès lors, le défi auquel les politiques font face aujourd'hui, c'est celui d'une pédagogie efficace et convaincante à destination du grand public. Celle-ci est pour l’instant largement absente. Le sentiment généralement partagé est que le libre échange est une bonne chose, mais qu’il est impossible d’en convaincre les français. Dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, les hommes politiques préfèrent donc avancer sous le masque du double langage. Dès lors, comment s’étonner du fossé croissant entre les français et nos politiques ?
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