Réflexions sur la démocratie délibérative edit
La crise de la représentation, dont le niveau d’abstention croissant lors des élections est un indicateur, renouvelle naturellement la réflexion sur les pratiques démocratiques. Comment revivifier la conscience politique des citoyens et ranimer le respect qu’ils doivent nécessairement porter aux institutions qui règlent le fonctionnement de ces pratiques ? Depuis quelques décennies des politistes proposent d’asseoir la légitimité démocratique non plus seulement sur le vote et le décompte des voix mais aussi sur la force des débats informés, réfléchis et respectueux des différents points de vue ; en démocratie les adversaires politiques ne sont pas des ennemis. Jürgen Habermas a élaboré la théorie philosophique de cet espace public en tant que lieu de ce débat idéalement rationnel et contrôlé. Moins philosophiquement on peut en effet avancer que la démocratie est un régime où l’échange des mots, plutôt que la violence, est chargé de résoudre les rivalités et les conflits qui caractérisent les sociétés humaines.
Sur l’état de la réflexion, Loïc Blondeaux et Bernard Manin nous offrent une mise au point sur Le Tournant délibératif de la démocratie[1]. Si l’on donne à la délibération un sens qu’on peut qualifier de faible, toute démocratie est délibérative puisque les citoyens sont libres de, ou même sont invités à, débattre sur les sujets politiques en privé, dans les associations (qu’ils peuvent librement créer), les partis politiques, les syndicats, les médias (et Internet en a multiplié les occasions de manière exponentielle) et finalement, last but not least, choisir leurs gouvernants par leur vote. Aussi n’est-ce pas dans ce sens faible que le « tournant » de la délibération est traité par ses théoriciens, ils s’interrogent pour analyser ou pour prôner une modalité nouvelle de la démocratie, la démocratie délibérative, dont la légitimité ne serait plus seulement fondée sur l’élection, mais sur la délibération.
Dans des travaux précédents et bien connus[2], Bernard Manin avait montré comment l’idée démocratique avait évolué au cours du temps, en même temps que la société elle-même. Nous serions entrés dans la démocratie du public. Aujourd’hui, dans la démocratie « extrême »[3], on pourrait avancer qu’une nouvelle figure de la démocratie s’affirme ou devrait s’affirmer. De fait, on constate la naissance de formes diverses de lieux de délibération, jurys, panels ou assemblées de citoyens, qu’on peut rassembler sous le terme générique de « mini-publics ». Ils ont tous pour caractéristiques, par-delà les différences de recrutement et de pratique, d’être formés d’un petit groupe de personnes jugées représentatives de la société dans son ensemble. Ils se réunissent longuement pour se forger une opinion réfléchie grâce à une connaissance que leur dispensent des experts chargés de les instruire et à leurs délibérations. Dès lors leurs conclusions ne seraient plus seulement les opinions que diffusent les partis politique ou les médias, peu ou mal informés, et déjà engagés, mais aussi le jugement rationnel d’un groupe de citoyens représentant tous les citoyens, loyalement désireux de connaitre un problème et dûment formés à cet effet. De cette délibération « neutre » pourrait naître la légitimité de leurs conclusions.
Dans ses travaux de 1995, Bernard Manin avait justement insisté sur le caractère à la fois démocratique – les gouvernants sont sous le contrôle des gouvernés qui les choisissent par leur vote – et aristocratique de l’idée de représentation : les élus sont choisis pour les qualités qu’on leur prête, que ce soit l’âge, le statut social, la compétence ou la volonté de participer directement à l’action publique. Plus la démocratie déploie ses effets sur la société et risque de devenir « extrême », moins la dimension aristocratique de la représentation est acceptée, les propositions des « mini publics » peuvent paraître légitimes à de nombreux démocrates. On passerait ainsi de la démocratie du public à la démocratie délibérative, nouvelle modalité de la pratique démocratique.
La création de commissions sur les sujets qui créent des remous dans la vie publique est une tradition, on évoque toujours la réflexion ironique de Clemenceau selon laquelle c’est le meilleur moyen d’enterrer un problème insoluble. Mais ce n’est pas tout à fait exact. En Angleterre de célèbres rapports rédigés par des commissions ad hoc, sur l’éducation, sur l’immigration, sur la nationalité, sur le racisme ont eu des conséquences sur les institutions et les décisions politiques. On me permettra d’évoquer la commission de la nationalité à laquelle j’ai participé en 1986/1987 qui a eu pour effet de changer les termes d’un débat, particulièrement violent en période de cohabitation et de progression du Front national, et de suggérer une réforme du droit de la nationalité qui a de fait été adoptée en 1993 (avant que le gouvernement suivant ne la supprime deux années après). Mais ces commissions dont les membres étaient nommés par le gouvernement étaient formées non de citoyens ordinaires, choisis selon le principe de la représentation statistique, mais de « personnalités ». La Commission de la nationalité était présidée par le vice-président du Conseil d’Etat et comprenait quatre professeurs de droit, deux de sociologie, deux d’histoire, quatre hauts fonctionnaires, un avocat, un professeur de médecine et un célèbre metteur en scène. Elle ne prétendait ni à la représentation du corps des citoyens, ni à une quelconque légitimité politique. Elle contribuait au débat public, comme chaque membre aurait pu le faire personnellement. Sa seule légitimité – limitée - venait de la diffusion des témoignages par la télévision, alors seule média universel, et de la qualité du rapport qu’elle avait produit. Sa contribution apparaissait argumentée et solide, son résultat plus acceptable dans la mesure où, à la suite des débats, s’était accordées des personnalités appartenant à des sensibilités politiques différentes. On pourrait sans doute proposer la même analyse de la Commission Stasi à partir de laquelle a été adoptée la loi de 2004 sur le port de signes religieux ostentatoires dans l’école publique. On peut donc plaider que des commissions de ce type contribuent à améliorer la qualité du débat public. Cela peut paraître d’autant plus utile qu’aujourd’hui les possibilités d’expression personnelle que donnent internet et les réseaux sociaux ont exacerbé les émotions aux dépens de la réflexion et tendent à remplacer le temps nécessaire au débat par l’immédiateté des réactions.
Il est clair qu’une génération plus tard les « mini publics » ont un tout autre sens que celui des commissions ici rapidement évoquées. Répondant à une aspiration plus forte à la démocratie et à une hostilité générale à l’égard de l’« élite », ils sont censés représenter l’ensemble des citoyens. C’est le premier problème. Le second, essentiel, est celui de leur pouvoir de décision. Ces « mini publics » peuvent-ils imposer que leurs conclusions soient débattues dans les institutions qui tirent leur légitimité de l’élection, soit être directement soumises à référendum ? La délibération serait-elle une nouvelle modalité pour enrichir ou institutionnaliser des débats impliqués par les pratiques inhérentes à la vie démocratique ou bien deviendrait-elle un substitut aux institutions de la République représentative ? Si c’était le cas, ce serait remettre en question la légitimité politique sur laquelle nous vivons depuis les siècles de la modernité politique.
Ces questions sont posées très clairement dans l’introduction de Bernard Manin et dans la contribution de Charles Girard – les deux auteurs ne donnent pas de réponse, mais ce n’est pas l’objet de l’ouvrage -, mais beaucoup d’autres semblent ignorer la question, pourtant essentielle, de la relation entre la légitimité « délibérative » et celle que confère l’élection aux institutions de la république représentative. Ils invoquent les qualités de la délibération en tant que telle et de débattent du fonctionnement des « mini publics ». Ils analysent les meilleures manières d’en choisir les membres, les conditions selon lesquelles seraient désignés les experts, comment les thèmes sont fixés et comment les organisateurs peuvent diriger et orienter les débats. Jusqu’à présent, comme le note Charles Girard, les stratégies adoptées « échouent toutes à concevoir de façon convaincante l’extension de la délibération à tous les citoyens » (p. 60).
Ces problèmes d’organisation sont liés à l’interrogation sur le fondement de la légitimité des « mini publics ». Comme le dit Manin, « de puissantes objections » (p.17) peuvent être formulées s’agissant de l’idée que le petit groupe représente le corps des citoyens. On ne peut passer des conclusions issues des délibérations d’un petit groupe constitué par des échanges interpersonnels suivis à une société politique nombreuse dans laquelle les relations ne s’établissent pas entre des personnes mais entre des groupes de nature très différente selon un système de normes abstraites. Rien ne permet d’affirmer que le peuple tout entier aurait pris la même position que le petit groupe – idée sur laquelle repose la légitimité démocratique du « mini public » - car les relations entre les humains et leurs comportements changent fondamentalement selon la taille et le sens du groupe auquel ils participent. Plus généralement, on ne peut passer de la compétence acquise sur un problème particulier à des décisions qui doivent être prises en fonction d’un projet politique global mené au niveau d’une grande nation. Le choix politique consiste à peser l’ensemble des considérations pour prendre une décision. Comme nous l‘avons vu récemment, le problème sanitaire et ses contraintes, par exemple, ne doivent pas évacuer les considérations économiques et politiques. Toute décision est le fruit d’une pesée entre des données multiples, les décideurs ne les connaissent pas tous et ils ignorent toutes les conséquences de leur décision.
La question de la légitimité est centrale. Quel est le rapport entre la légitimité « délibérative » et la légitimité « représentative » ? Par quelles institutions pourrait-il être établi ? Si, comme le formule justement Charles Girard, « la thèse centrale de ces théories philosophiques [c’est que] la délibération de tous les citoyens constitue le fondement ultime de la légitimité en démocratie » (p. 70), n’est-ce pas un changement de philosophie de la démocratie plutôt qu’une nouvelle modalité de son fonctionnement, comme la diffusion du suffrage universel en son temps ?
Les études rassemblées ne répondent pas à la question de savoir quel est le statut de la légitimité des « mini publics ». On peut souhaiter et célébrer l’essor des discussions rationnelles sur les projets communs, trouver favorable la multiplication des instances de délibération, d’autant que les partis politiques semblent soit se désagréger soit se concentrer exclusivement aux campagnes électorales et que les réseaux sociaux sans contrôle n’ont pas pour effet d’élever le niveau du débat public. Il est vrai que la confrontation des points de vue permet d’améliorer la qualité des échanges et des propositions. Cette idée est au cœur de l’idée démocratique selon laquelle on ne peut gouverner ni par la coercition des esprits ni par l’autorité des traditions ou des personnalités en vue.
Aussi peut-on souhaiter que sous certaines conditions les lieux de délibération se multiplient et que ces délibérations viennent compléter et rendre plus vivantes les pratiques démocratiques mais à condition qu’elles ne substituent pas aux institutions de la république représentative légitimées par le suffrage universel.
[1] Loïc Blondeaux et Bernard Manin (dir.), Le Tournant délibératif de la démocratie, Paris, Presses de Sciences Po, 2021.
[2] Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, « Liberté de l’esprit », 1995.
[3] J’ai emprunté ce concept à Montesquieu pour caractériser la période actuelle dans laquelle la dynamique démocratique, entraînée sans limites par sa propre logique et ses propres excès, pourrait dénaturer le projet démocratique lui-même. Cf. L’Esprit démocratique des lois, Paris, Gallimard, « nrf.Essais », 2014.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)