Migrants, de la crise libyenne à l’enfermement préventif en France... edit
Alors que le Haut Commissariat pour les droits de l’homme des Nations Unies a récemment dénoncé, dans son rapport du 14 novembre 2017, « l’outrage à la conscience de l’humanité » à propos de la Libye, le sort des migrants qui, venus d’Afrique sub-saharienne traversent la Libye avant de tenter de franchir la mer Méditerranée est devenu dramatique – pour ceux qui ont survécu à l’horreur : on compte quelques 30 000 morts depuis les années 2000.
Mais parallèlement la politique d’entrée se resserre elle aussi, la politique européenne et française de l’immigration et de l’asile semblant poursuivre avec détermination à tracer le sillon creusé par l’approche sécuritaire, dissuasive et répressive. Revenons sur deux ans de crise.
Après la fermeture de la route des Balkans par l’accord avec la Turquie, la voie libyenne
Qu’en est-il ? L’Europe, nous le savons, a été fortement secouée par ce qu’on a appelé la crise des réfugiés de 2015-2016, avec l’arrivée d’1, 2 millions demandeurs d’asile pour une population de 506 millions d’Européens.
Il s’agissait plutôt d’une crise de l’accueil des réfugiés qui a été résolue essentiellement grâce à l’ouverture de l’Allemagne à un million de nouveaux venus, après les 800 000 annoncés par Angela Merkel en septembre 2015. Les autres pays européens se sont contentés, soit d’accepter tardivement, en septembre 2015, le « partage du fardeau » sur deux ans des demandeurs d’asile à réinstaller, proposé par le Président de l’Union européenne, Jean-Claude Juncker, en fonction de la taille de la population et de la richesse de chaque pays européen.
Les pays d’Europe centrale et orientale, dits de Višegrad refusent d’accueillir davantage de réfugiés au nom de leur souci de préserver l’identité et le projet d’homogénéité culturelle de leurs pays respectifs, en proie à la montée des extrêmes droites. L’Europe aux abois, affaiblie par le défaut de solidarité entre pays européens, par la crise de confiance entre Bruxelles et plusieurs États de l’Union, et devant son incapacité à imposer ses mesures et le respect du droit d’asile, s’est alors tournée vers un pays non européen pour assurer le contrôle de ses frontières face à l’afflux (limité) de réfugiés de Syrie, notamment.
Elle a conclu en mars 2016 un accord avec la Turquie, en lui demandant d’assurer le maintien des populations arrivées sur le territoire turc moyennant finances (6 milliards d’euros), une promesse (non tenue) de suppression des visas pour les Turcs allant en Europe et la demande turque de reprise des négociations de sa candidature dans l’Union européenne, pour l’instant reportée sine die.
Cet accord fonctionne s’agissant de l’arrêt des passages massifs par la Grèce vers la route des Balkans et à travers les îles grecques de la côte turque. Les flux migratoires tentant de passer par la Turquie sont maintenus à l’intérieur des frontières turques, sans droit d’asile mais avec un titre de séjour et un droit au travail. La Turquie, signataire de la Convention de Genève sur les réfugiés de 1951, a toujours maintenu sa réserve géographique limitant le droit d’asile, comme du temps de la guerre froide, aux Européens, sans étendre le bénéfice de l’asile au reste du monde, étant entourée, dans cette zone de conflits, de pays non signataires de la Convention de Genève. On estime aujourd’hui à près de 4 millions le nombre de réfugiés accueillis en Turquie pour 80 millions d’habitants.
La terrible impasse libyenne
Les demandeurs d’asile et les migrants de la Corne de l’Afrique ont alors été redirigés par les passeurs de Libye vers l’Italie dès la fin 2016, faisant de ce pays le deuxième pays d’immigration en Europe et conduisant le gouvernement italien qui avait déjà pratiqué des milliers de sauvetages en mer depuis l’opération Mare Nostrum de 2013, à tenter d’intercepter, durant l’été 2017, les opérations d’ONG comme SOS Méditerranée en leur interdisant d’accoster en Italie. C’est alors que la Libye est apparue comme le pays de transit avec lequel l’Union européenne pouvait conduire un accord de maintien sur son territoire des migrants transsahariens, une activité qu’elle menait à force d’accords bi et multilatéraux avec des pays européens comme l’Italie et la France, du temps du colonel Kadhafi.
Depuis l’automne 2017, la France envisage d’y installer des dispositifs de « tri » des demandeurs d’asile, pour éviter le voyage périlleux des sans-papiers en Méditerranée et les soustraire aux passeurs tout en accélérant leur traitement sur place.
Mais le rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les droits de l’Homme du 14 Novembre 2017 est venu complexifier cette stratégie d’externalisation de la frontière, même si elle a pour objectif d’assécher le butin des passeurs en sécurisant les parcours des plus chanceux. Il est apparu, ce que l’on savait déjà : que ce pays pratique l’esclavage de sub-Sahariens candidats au voyage vers l’Europe et que la condition des Africains relève de la discrimination la plus éhontée de la part des populations arabes. À cela s’ajoutent l’enfermement dans des conditions indécentes, la torture sans motif, les meurtres collectifs et les cadavres placés dans des fosses communes. Les prélèvements d’organes pratiqués pour financer le voyage, les viols, les mises en prostitution, le rackett y sont monnaie courante.
Un accord, annoncé à l’automne 2017, pourrait-t-il être conclu par les pays européens avec la Libye pour stopper les migrants dans un tel contexte ? Parmi ces migrants, figurent des demandeurs d’asile venus de pays en guerre ou en armes (Erythrée, Somalie, Yémen) ou en crise (Soudan), ou en encore en état de grande pauvreté (Niger). Avec qui conclure cet accord dans le chaos politique qui règne et comment former des garde-côtes libyens au projet européen, quand les passeurs sont parfois en uniforme ? L’association SOS Méditerranée, association à l’origine des opérations de sauvetage de l’Aquarius, un bateau qui tente de sauver les victimes de l’enfer libyen, compte 24 775 rescapés depuis février 2016, 194 opérations de sauvetage dont 33% de mineurs.
Comment concilier l’approche tendant à renforcer des zones tampons en amont de l’Europe ou containment et à refouler vers la Libye les irréguliers en Europe avec le discours positif et prospectif prononcé par la Président Macron aux étudiants de l’Université de Ouagadougou au Burkina-Faso fin Novembre ? Est-il vraiment possible de faire la guerre aux passeurs, un projet européen, quand les donneurs d’ordre sont difficiles à identifier, éloignés des embarcations qui quittent les côtes ? Ou de demander aux pays d’émigration d’interdire les départs irréguliers quand les transferts de fonds sont une source de devises parfois essentielle et le trafic mafieux du passage une nouvelle ressource si lucrative ?
Depuis l’accord conclu avec la Turquie en mars 2016 avec l’Union européenne, les flux migratoires se sont redirigés non seulement vers la Libye puis l’ile sicilienne de Lampedusa, mais aussi vers le Maroc et Gibraltar : près de 20 000 immigrés irréguliers sont arrivés en Espagne par la mer, depuis le Maroc et aussi l’Algérie depuis le début de l’année 2017 et 3 200 autres via Ceuta et Melilla : un record depuis 2006, dit-on.
Se peut-il que l’Assemblée nationale vote une loi d’enfermement préventif ?
En France, les centres de rétention étaient jusqu’ici des zones de sas avant la reconduite à la frontière des sans-papiers, afin de déterminer les pays de retour et obtenir l’accord de ces derniers.
Une récente proposition de loi cherche à les transformer en lieu d’enfermement préventif. La proposition de loi française examinée le 29 Novembre devant la Commission des lois de l’Assemblée nationale « permettant une bonne application du régime d’asile européen » émanant du groupe Les Constructifs devrait être examinée début décembre en séance publique à l’Assemblée nationale. Elle est présentée comme une initiative parlementaire alors qu’elle passe pour avoir été inspirée par le gouvernement.
Elle tend à instaurer un enfermement préventif dans des centres de rétention, non plus seulement pour des personnes devant être reconduites au pays d’origine ou vers un autre pays européen pour les demandeurs d’asile initialement entrés dans un autre pays européen que celui où ils se trouvent pour demander l’asile (système de Dublin II, One stop, one shop), mais pour des personnes non soumises à l’éloignement.
Cette proposition, où des personnes sans mesure d’éloignement se trouveront enfermées – à la discrétion des préfectures – cherche à éviter le risque de fuite de ces personnes, alors que déjà, une décision de la Cour de Cassation du 27 septembre 2017 a rendu illégal l’enfermement des « Dublinés ». L’assignation à résidence pourrait être étendue dans le temps, consacrant l’aggravation de la détention préventive en inversant la logique de l’enfermement – devenu préventif – et en portant atteinte à l’État de droit.
On peut s’interroger sur le bien-fondé d’une telle mesure alors que le gouvernement d’Édouard Philippe a annoncé pour le début de l’année 2018 un projet de loi immigration et asile pour « réformer en profondeur » une énième fois le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) : s’agit-il d’une path dependency autrement dit de la poursuite d'un même chemin, tracé par l’esprit sécuritaire qui règne en Europe concernant les migrants et les réfugiés, ou d’une tentative de donner des gages à un électorat inquiet et peu ouvert à l’accueil, ou encore de se poser en défenseurs d’un souverainisme accru quant au contrôle des frontières ?
Qu’importe, il est urgent de tirer la sonnette d’alarme !
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