Qui choisir pour diriger un journal ? edit
Le salut de la presse viendra-t-il du renouvellement de ses dirigeants ? Les observateurs s’interrogent. Le Monde a choisi la formule « fleuve tranquille » : Erik Izraelewicz, vieux routier du journalisme écrit, est un ancien de la maison. Son projet s’inscrit dans le droit fil de ce qui se dit sur ce « qu’il faudrait faire » depuis des années : souder davantage la rédaction du papier avec celle du Net, densifier le contenu du quotidien, étoffer l’offre du week-end. Une innovation pourtant : une parution le matin (peut-être)… une incertitude supplémentaire pour l’économie de l’imprimerie du Monde, toujours en suspens. Libération a choisi l’homme qui venait de la radio : Nicolas Demorand a peu d’expérience de la presse écrite, il est un interviewer incisif – ce qui n’est pas la qualité première que l’on demande à un patron de presse – mais, jovial et optimiste, il entend incarner une gauche disposée à se « ré-enchanter ». Deux profils tranchés. L’option sans risque ou celle qui décoiffe.
À propos de leur nomination, on a évoqué le terme de mercato. Ce terme est inapproprié. Du moins l’espère-t-on. Il renvoie à l’idée d’une surenchère financière comme pour les stars du foot, ou pour les animateurs des tranches horaires stratégiques de la radio ou de la télévision. Compte tenu des économies drastiques que doit engager la presse écrite pour équilibrer ses comptes, on peut imaginer que le choix des dirigeants du Monde ou de Libération n’a pas donné lieu à un coup de poker sur leurs salaires. Mais qu’en sait-on ? Curieusement, le montant des rémunérations en jeu n’a été évoqué par personne, alors que ce sujet est un point sensible chez les journalistes, profession profondément secouée par la crise. La presse écrite n’a pas les moyens d’entrer dans un jeu de casino pour engager des têtes d’affiche. Elle n’a pas non plus les moyens d’embaucher : les deux candidats ont pourtant dit qu’ils comptaient le faire, dix journalistes pour Le Monde, juste un souhait pour Libération.
Quel serait le profil idéal d’un directeur de journal devant relever les défis posés à la presse aujourd’hui ? Outre les qualités attendues – expérience, esprit d’indépendance, aptitude à mobiliser une rédaction – deux aspects devraient, logiquement, être recherchés. Tout d’abord, cela va sans dire, ce nouveau venu devrait posséder une vraie compréhension des enjeux du Net et de la spécificité de cette culture forgée dans la rencontre des performances technologiques, d’une part, et des mouvements culturels, de l’autre. Comprendre la démarche de l’exploration curieuse, savoir comment les lecteurs s’orientent dans la galaxie numérique, ce qu’ils espèrent trouver sous le label d’une marque d’information « de référence », ce qu’on peut monétiser ou pas sur le Net, etc. Il ne suffit pas seulement de dire qu’on va fondre les rédactions, c’est un projet « culturel » qu’il faut inventer pour l’avenir, un projet qui corresponde à l’expérience et à la sensibilité de la jeunesse contemporaine. Aujourd’hui, le public qui fréquente les blogs politiques et les sites d’information est plutôt âgé, alors que les jeunes, y compris les étudiants, sont beaucoup moins assidus : 28 % des étudiants seulement les visitent souvent (enquête 2008 sur les pratiques culturelles). En avançant en âge, ceux-ci seront plus friands d’information : « s’éclater sinon rien », c’est formidable quand on est adolescent ou jeune adulte, mais assez rapidement la vie vous fait redescendre sur terre et vous incite à élargir votre regard et à vous intéresser à votre environnement. Quelle offre sera alors adaptée à ce public ? Un public qui ne retournera sûrement pas vers l’imprimé, car son expérience et sa confiance sont dirigées vers le Net. Un public accoutumé aux biens culturels gratuits. Un public dont une très large partie sera diplômée du supérieur – aujourd’hui la moitié des jeunes générations s’engage dans des études supérieures, proportion qui est destinée à s’accroître.
D’autre part, ce dirigeant journaliste devra incarner le journal. Plus que jamais, face à la floraison des titres et des supports d’information, il doit, par sa personnalité, donner le ton, souligner une identité éditoriale. Ce besoin de symbolisation l’oblige à être présent dans l’espace public par sa plume, mais pas uniquement par elle : ce communicant doit intervenir dans les débats de l’audiovisuel et faire circuler sans répit une certaine image du journal. Certes, d’autres journalistes de la rédaction peuvent remplir cette mission, mais lui, plus que tout autre, est tenu d’assurer la présence qui signe une marque de presse. C’est en tout cas la politique menée par les journalistes dirigeants des sites d’information pure-players comme Rue 89, Slate ou Médiapart.
Ces deux aspects, Web attitude et participation au débat public, sont d’autant plus nécessaires que face au défi d’Internet et de la multiplication des sources d’information, la presse écrite n’a pas trouvé la pierre philosophale. La recherche de son modèle dans une économie numérisée occupe les esprits depuis une dizaine d’années. Et alors que les recettes de la presse quotidienne nationale ont globalement diminué de 30 % depuis 2000 en France, aucune solution probante ne se dégage. Beaucoup de voies ont été explorées pour monétiser l’information sur le Net par les groupes de presse. Le tout-gratuit s’est révélé décevant car les recettes publicitaires du numérique ne compensent pas les pertes des recettes papier. Quand on sort du « gratuit », on tâtonne autour de solutions…. à l’issue incertaine. Rupert Murdoch, à la tête d’une trentaine de titres de presse dans les pays anglo-saxons, avance en démineur. Ce forcené est décidé à faire payer l’info sur le Net. Le tout-payant est expérimenté depuis juillet 2010 par son quotidien le Times anglais, au prix par abonnement 8,3 livres par mois ou 1,2 livre pour l’accès d’une journée : le journal est passé de 22 millions de visiteurs uniques à 200 000 visiteurs payants, mais espère toujours vendre une publicité bien rémunérée pour ce public « ciblé ». Un autre des titres de News Corp, le Wall Street Journal, propose depuis 2009 une offre mixte gratuit/payant, formule aujourd’hui la plus en vigueur dans la presse de référence, couplée à des offres payantes pour les i-Phones et les i-Pads : en France, Les Échos, Libération, Le Monde la pratiquent selon des schémas variés. Le patron australien vient aussi de lancer le Daily, un quotidien réservé à l’i-Pad (15 millions de lecteurs en possèdent aux États-Unis) ; l’abonnement est vendu 40 dollars par an ou 0,99 cents par semaine.
Murdoch accuse Google de kleptomanie et voudrait le faire payer : en effet, les personnes cherchant des informations sur le Net passent le plus souvent par un agrégateur comme Google News ou Yahoo (voir l’étude américaine du cabinet Outsell publiée en 2010) plutôt que directement par un site de journal. Mais là se dresse un contre-argument, puisque une part non négligeable du trafic de la presse Web émane de Google (on parle de 40 %) : il devient alors difficile de taxer Google ou de refuser d’être référencé par le moteur de recherche. D’où proviennent les flux des visiteurs des sites d’information ? Voilà la question centrale qui obsède les dirigeants de ces sites, car elle introduit un paramètre essentiel dans l’économie de la Web info.
La martingale n’existe pas davantage en matière de contenus. Le format d’un quotidien généraliste est malmené dans un paysage archi concurrentiel. Les grands journaux (avec les agences de presse et les télévisions et radios généralistes) financent et collectent l’info, la hiérarchisent et la mettent en perspective, mais celle-ci leur échappe dès sa parution. Elle est absorbée et recomposée immédiatement par le maelström médiatique. Surtout, elle est consommée différemment d’autrefois : en temps réel, par focalisation sur des thèmes – en fonction des goûts et de l’humeur du lecteur –, par exploration curieuse, en arborescence guidée etc. L’ « honnête homme » (ou femme) à la recherche de la synthèse pertinente auquel entendent s’adresser les grands quotidiens existe(ra)-t-il (elle) encore ? Valoriser ces informations à travers des plateformes associées, d’une part, et activer la marque du journal, de l’autre, deviennent alors les sujets auxquels le dirigeant de presse doit penser en se levant – et bien après.
Qui recruter ? Pour affronter la secousse tectonique que subit la presse quotidienne nationale, le candidat devrait posséder les codes culturels de Mark Zuckerberg, l’allant d’un journaliste intellectuel comme Thomas Friedman, et le grain de folie de Rupert Murdoch : une génétique impossible à trouver. Ce qui oblige les actionnaires à de plus modestes choix.
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