Facebook, Google et l’information: une régulation nécessaire edit
L’accumulation de révélations sur l’exploitation abusive des données personnelles par les réseaux sociaux et surtout par Facebook aura des conséquences qu’on commence tout juste à mesurer sur le fonctionnement des sociétés démocratiques. Toutefois, ces répercussions sont particulièrement sensibles pour les médias dont le rôle et l’économie se trouvent remis en cause d’une manière qui peut être fatale pour beaucoup d’entre eux et dangereuse pour la sauvegarde du pluralisme.
Le piratage des données conduit à l’éclatement de l’information
La démarche adoptée par la société Cambridge Analytica pour aider les partisans de Donald Trump à remporter l’élection présidentielle américaine a été largement critiquée des deux côtés de l’Atlantique lorsqu’un ancien collaborateur de l’entreprise a joué les lanceurs d’alerte et a rendu publiques des informations soigneusement dissimulées par Facebook. On a à juste titre insisté sur ce qu’avait de choquant le fait de dérober, grâce à la passivité de Facebook, les données de 87 millions d’usagers stockées par le réseau social, pour réaliser des objectifs politiques à court terme. Ce qu’on a moins souligné, c’est que cette opération de grande envergure débouchait sur une remise en cause complète des modes traditionnels de l’information des citoyens.
En effet, l’utilisation des caractéristiques les plus intimes des individus évaluées grâce aux préférences manifestées par ceux-ci a permis l’envoi de messages très personnalisés par l’intermédiaire de Twitter ou de Facebook. En leur adressant une information biaisée voire, dans de nombreux cas, de véritables bobards, les techniciens de la manipulation estimaient que ces messages seraient bien reçus car ils correspondaient aux inclinations des internautes. De ce fait, les médias généralistes, presse et télévision, étaient court-circuités et remplacés par un système d’information étonnamment efficace et par là même dangereux.
Une méfiance nécessaire mais insuffisante
On objectera que les sondages montrent chez les usagers une méfiance certaine et croissante à l’encontre des réseaux sociaux soupçonnés d’être peu fiables. Toutefois, ces réticences sont estompées par le fait que ces plateformes auxquelles il faut ajouter Google et sa filiale YouTube représentent un instrument massivement utilisé de consommation de messages les plus divers. Un récent sondage de Viavoice indique que 38% des Français cherchent l’information sur les moteurs de recherche alors que seulement 26% se rendent directement sur des sites de médias. Pour les 19-24 ans, les chiffres sont encore plus significatifs. 49% vont directement sur les moteurs de recherche contre 18% sur les sites de médias.
Par ailleurs, 71% des personnes interrogées pensent qu’il est de plus en plus difficile de distinguer un média sérieux dans une offre foisonnante démultipliée par les réseaux sociaux.
Si on examine l’état de l’opinion aux Etats Unis, on obtient des résultats tout à fait comparables. Nieman Media Lab rapporte que 69% des personnes interrogées estiment que les réseaux sociaux ne font pas d’efforts suffisants pour éliminer la désinformation. En revanche, 60% mettent en cause le sérieux des médias traditionnels. Le pourcentage de personnes qui croient que les médias numériques fournissent régulièrement des fausses nouvelles est passé de 41 à 52% entre 2017 et 2018.
L’ensemble de ces résultats donne une vision particulièrement négative du paysage médiatique alors que jusqu’à une date récente celui-ci bénéficiait en Europe et aux Etats-Unis d’un certain respect. On ne distingue plus entre les différents canaux de communication. Sur le Web, les sites des médias sérieux et responsables se confondent avec une multitude de messages et de vidéos qui assaillent les internautes au point que ceux-ci ne parviennent plus à savoir à qui faire confiance. Ils y sont d’autant moins enclins que grâce à des algorithmes sophistiqués les systèmes de manipulation sélectionnent pour eux les messages qui correspondent à leurs intérêts ou à leurs convictions profondes enregistrés en fonction des préférences affichées sur les réseaux sociaux. Une étude citée par le Nieman Lab indique que les informations manifestement fausses circulent beaucoup plus vite sur les réseaux sociaux que les informations sérieuses et vérifiées par les médias.
Le séisme déclenché par la révélation du scandale de Cambridge Analytica peut cependant servir de facteur déterminant de réaction dans les pays attachées au pluralisme et au débat démocratique qu’alimentent normalement les médias. L’audition de Mark Zuckerberg par le Congrès et le Sénat à Washington, sa convocation probable à Bruxelles montrent que les politiques sont désormais soucieux de contrôler des plateformes qui échappaient à toute forme de réglementation.
Une indispensable réglementation publique
Toutefois, il serait dangereux de se concentrer uniquement sur le phénomène de l’exploitation abusive des données personnelles auquel l’Europe tente de remédier avec sa nouvelle réglementation, la RGPD, à laquelle le New York Times a rendu hommage dans un éditorial très commenté aux Etats-Unis. La désorganisation des moyens d’information est un autre aspect d’un problème beaucoup plus vaste. Pour contraindre les plateformes numériques, Facebook et sa filiale Instagram, Twitter et YouTube à adopter des pratiques respectueuses des faits et du pluralisme, il va falloir faire des choix.
Demander à ces géants de mieux gérer, conformément à l’intérêt général, ce qu’ils diffusent est sans doute nécessaire mais pas suffisant. L’histoire récente a montré les limites de l’autocensure d’organismes gigantesques, présents dans toutes les parties du monde et dont les critères de rectification des informations restent opaques. L’intérêt général ne peut pas s’identifier aux motivations des dirigeants des GAFA qui sont surtout soucieux de protéger leur rentabilité et leur cours de bourse.
Il paraît préférable, en France et en Europe, de s’inspirer des lois concernant la presse qui, complétées par une vaste jurisprudence, servent depuis un demi-siècle de protection des droits des citoyens sans menacer pour autant la nécessaire diversité des opinions.
Lors de son audition du 10 avril dernier devant le Sénat américains, Mark Zuckerberg a reconnu pour la première fois que Facebook était responsable du contenu qu’il diffuse. Il faut donc le prendre au mot et appliquer, en l’adaptant, la loi de 1881 sur la liberté de la presse aux plateformes numériques. Dans cette hypothèse, les tribunaux joueraient un rôle important, comme ils l’ont fait pour les médias traditionnels depuis 1945, en condamnant les dérapages qu’auraient laissé passer les réseaux sociaux.
On peut objecter que les procédures judiciaires sont lentes alors que le dommage est immédiat et viral. Toutefois, il se produira sur la Toile le même processus que pour la presse et la télévision : la crainte de condamnations répétées et coûteuses incitera les dirigeants à la prudence, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui où ils bénéficient d’une quasi impunité. Les historiens de la presse ont souligné qu’un durcissement de la jurisprudence sur la protection de la vie privée a permis, à partir de 1945, un assainissement du contenu des journaux par rapport aux excès de l’entre-deux-guerres.
L’enjeu est majeur, il s’agit de défendre le type d’information qui a prévalu dans les démocraties occidentales depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et d’apporter une réponse crédible à la soif de nouvelles que la multiplication des canaux n’a en rien atténuée.
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