Inégalités: le diktat du 1% edit
Thomas Piketty a imposé une norme dans la lecture des inégalités de revenu : les évaluer en utilisant comme indicateur la part du revenu total détenue par les 1% les plus riches. Dans son étude de l’évolution des inégalités sur le long terme, il y avait une assez bonne justification à retenir cet indicateur. En effet, si l’on veut établir des séries de revenu comme il le fait avec son collègue Emmanuel Saez, sur l’ensemble du XXe siècle, il faut s’appuyer sur les données fiscales qui, dans de nombreux pays, n’ont concerné pendant longtemps que les hauts revenus. Ensuite, on compare la part du revenu total détenu par les plus riches aux revenus moyens estimés à partir des comptes nationaux[1].
On le sait, les travaux de Thomas Piketty, surtout après la parution de son livre Le Capital au 21e siècle (2013), ont eu un énorme écho, et la lecture des inégalités de revenu par le prisme des ultra-riches s’est assez largement imposée dans le débat public. Cette focalisation sur la pointe avancée de la pyramide des revenus parle sans doute particulièrement au public français qui communie souvent dans la détestation des plus riches. J’avais tenté dans un papier précédent dans ces colonnes de dégager les racines culturelles de cette hostilité particulière à l’égard des plus nantis des Français.
Mais tout en tenant compte de ce biais culturel propre à la France, l’analyse des inégalités par les 1% les plus riches a bien sûr des justifications, même pour une lecture contemporaine des inégalités de revenu. Les plus riches ont une visibilité sociale et médiatique qui rend l’opinion très sensible à leur comportement. Ils font partie, pour beaucoup d’entre eux, de l’élite économique de la Nation et sont investis, de ce fait, de responsabilités particulières. Si, comme cela semble avéré depuis quelques années, leurs revenus croissent nettement plus vite que celui du reste de la population, il est compréhensible que cela crée des tensions dans la société, et il est légitime que des chercheurs, des statisticiens mettent à jour les données qui le montrent.
C’est ce qu’ont fait, par exemple, Bertrand Garbinti et Jonathan Goupille-Lebret en 2019 dans un article de la revue de l’INSEE, Economie et statistique[2]. Les auteurs identifient un retournement de l’évolution des inégalités opposant les hauts revenus aux autres qui se situerait au début des années 1980. Entre 1950 et 1983 les hauts revenus (les 1%) croissaient annuellement moins vite que les revenus moyens (2,3% contre 3,5%) ; à partir de 1983, la tendance s’inverse, les très hauts revenus croissant de 2,2% par an contre 1% pour le reste de la population. Ces tendances confirmées par d’autres travaux semblent assez incontestables.
Mais cette lecture des inégalités qui braque le projecteur sur les super-riches n’est pas la fin de l’histoire, pour deux raisons. D’une part on peut légitimement se demander quel est le niveau et quelle est l’évolution des inégalités parmi les autres 99% des revenus. D’autre part, ces données portent sur le revenu primaire et ne tiennent donc pas compte des impôts et transferts sociaux qui ont, on le sait, un fort effet redistributeur.
Et les 99%?
Il y a en effet quelque chose d’un peu surréaliste à laisser dans l’ombre la question de l’évolution des inégalités dans un groupe qui représente 99% de l’ensemble de la population. Et rien n’assure que l’évolution des inégalités concernant les ultra-riches soit un indicateur fidèle des inégalités qui concernent le reste de la population. Deux graphiques de l’article de Bertrand Garbinti et Jonathan Goupille-Lebret reproduits ci-dessous montrent que la question mérite d’être posée.
Le premier graphique concerne les 1% les plus riches. Il confirme effectivement qu’à partir des années 1980, la part du revenu total détenue par cette population s’est nettement accrue (tout en semblant se stabiliser au milieu de années 2000). Mais le graphique suivant qui compare la part des revenus détenues par les 10% les plus riches, les 50% les plus pauvres et ce que les auteurs appellent la « classe de revenu moyen » (définie comme les 40% dont le revenu se situe au-dessus des 50% les plus pauvres et en-dessous des 10% les plus riches), livre un tableau assez différent (que curieusement les auteurs de l’article ne commentent pas véritablement). Ce qui ressort principalement de la lecture de ce graphique, c’est une impression de grande stabilité. Certes, la part du top 10% s’accroît légèrement à partir du début des années 1980, mais sur le long terme la part du revenu détenue par les 50% les plus pauvres s’est nettement accrue, et la part de la classe du revenu moyen est remarquablement stable depuis les années 1950. La lecture qui ressort des données sur le 1% et des données sur les valeurs centrales de la distribution est donc assez différente. Dans le premier cas, on parlera d’une « hausse des très hauts revenus particulièrement prononcée entre 1983 et 2000 » (Garbinti et Goupille-Lebret) ; dans le second cas il faudrait parler tout au plus d’une légère remontée de l’inégalité (les 10%) qui n’affecte pas véritablement les revenus de la classe moyenne.
Et les transferts?
Une seconde limite des données sur les 1% les plus riches est qu’elles portent le revenu avant impôt et transferts. C’est le cas des séries compilées par Bertrand Garbinti et Jonathan Goupille-Lebret dans l’article d’Economie et statistique. Or on connaît bien le très fort pouvoir redistributif, en France, de ces impôts et transferts, qui contribuent à réduire très fortement les inégalités primaires. Un groupe de statisticiens de l’INSEE[3] a ainsi montré que le rapport entre le revenu primaire moyen des 10% des individus les plus aisés et des 10% les plus pauvres, est de 13 sans tenir compte des transferts, mais qu’il est ramené à 7 en les prenant en compte, et même à 3 si l’on tient compte d’une « redistribution élargie » fondée sur la valorisation monétaire des services publics.
Cela dit, on ne sait pas (à ma connaissance) quel a été l’effet de ces transferts sur l’évolution des inégalités entre les ultra-riches et le reste de la population depuis trente ou quarante ans. Tout au plus sait-on que le rapport interdéciles des niveaux de vie (le rapport entre les niveaux de vie des 10% les plus riches et les 10% les plus pauvres) est resté stable (3,4) depuis 1998. Rappelons que la notion de niveau de vie prend en compte la composition du ménage (nombre d’individus qui le composent) et les transferts sociaux et les impôts. Il donne donc une vision plus réaliste des inégalités que celle qui est calculée sur le revenu primaire. Mais rien ne dit que cette stabilité du rapport des niveaux de vie joue également entre le dernier centile et le reste des revenus. En tout cas, pour juger véritablement de l’évolution des inégalités entre les plus riches des Français (le 1%) et les autres il faudrait pouvoir disposer de cette information. Une étude récente de l’OCDE, reprise par le site spécialisé Fipeco pour la France, montre néanmoins que la France est le deuxième pays de l’OCDE, après la Belgique, ayant le niveau d’imposition le plus élevé pour les salariés les plus riches (20 fois le salaire moyen) : 64% de leurs gains sont prélevés sous forme de cotisations sociales et d’impôts (52% au Royaume-Uni, 47% en Allemagne).
Bien sûr, toutes choses prises en compte, il reste vrai que, globalement, l’inégalité de revenus a légèrement augmenté en France ces vingt dernières années. L’indice de Gini du niveau de vie, indicateur plus sensible aux valeurs centrales de la distribution (de valeur 0 en cas d’égalité parfaite, de valeur 1 en cas d’inégalité extrême), après avoir décru des années 1970 à la fin des années 1990, atteignant un plancher en 1998 (0,276), est remonté des années 2000 à 2010 pour se stabiliser ensuite (0,289 en 2019, à peu près la valeur qu’il avait en 2009, 0,290). Mais on est très loin d’une « explosion » des inégalités, comme on l’entend parfois chez certains commentateurs médiatiques ou politiques.
Bertrand Garbinti et Jonathan Goupille-Lebret produisent d’ailleurs à cet égard un graphique édifiant dans leur article, qui compare l’évolution des inégalités en France et aux Etats-Unis. Aux Etats-Unis, l’explosion des inégalités et l’appauvrissement de la classe moyenne sont patents. Rien de tel n’est discernable en France.
Finalement la focalisation sur le 1% obéit souvent à des arrière-pensées politiques, celles de « faire payer les riches ». C’est le cas de certaines ONG comme Oxfam, c’est certainement le cas également de Thomas Piketty qui ne s’en cache pas d’ailleurs. Pour lui « la structure des inégalités a toujours été politique et idéologique » comme il l’affirme dans son avant-dernier livre (Capital et idéologie). D’ailleurs la promotion du thème des 1% par Piketty dans le débat académique dans la première décennie des années 2000 est concomitante du mouvement Occupy Wall Street en 2011 qui avait lancé le slogan « We are the 99% that will no longer tolerate the greed and corruption of the 1%. »
Aujourd’hui Thomas Piketty propose ni plus ni moins de taxer à 90% les plus hauts patrimoines. L’objet de cet article n’est pas de juger de la validité de cette proposition. Mais il est certain qu’elle entre en contradiction avec la politique de l’offre qui a été conduite depuis quelques années en France et qui peut se targuer de certains succès (la baisse du chômage et l’amélioration de l’attractivité économique du pays).
Il est probable en tout cas qu’elle a peu de chances d’être mise en œuvre au niveau national et encore moins au niveau mondial. Mais il est certain également que cette focalisation sur les super-riches trouve un large écho dans l’opinion et met en porte-à-faux les dirigeants qui mettent en œuvre une politique visant à attirer les capitaux et améliorer la compétitivité de l’économie.
Mais l’utilisation ultra-politique du 1% ne jette-t-elle pas un doute sur la validité scientifique de la démarche de ceux qui l’utilisent à cette fin ? Il est nécessaire en tout cas de bien cerner les apports et les limites de cet indicateur, sans apriori politique, ce qu’a esquissé cet article. La lecture des inégalités par le 1% peut être utile, mais il faut se dégager du diktat des 1%.
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[1] Voir O. Galland, Y. Lemel, Sociologie des inégalités, chap. 4, 2018, Armand Colin (nouvelle édition à paraître en 2024).
[2] « Inégalités de revenu et de richesse en France : évolutions et liens sur longue période », Economie et statistique, 510-511-512, 2019, p. 69-87
[3] Aliocha Accardo, Mathias André, Sylvain Billot, Jean-Marc Germain, Michaël Sicsic, « Réduction des inégalités : la redistribution est deux fois plus ample en intégrant les services publics », in Revenus et patrimoine des ménages, 2021.