La victoire posthume de Bertrand Schwartz edit
Il n’y a jamais eu autant de formations en alternance que depuis deux ans. Le nombre de contrats d’apprentissage accessibles à des jeunes de 16 à 29 ans a dépassé le demi-million. Deux cinquièmes des apprentis ont un niveau supérieur à bac + 2. Des contrats de professionnalisation en alternance débouchant sur une qualification sont proposés à des jeunes et à des adultes. Le gouvernement promeut un dispositif de transitions collectives visant à changer de métier sans passer par la case chômage.
Bertrand Schwartz, disparu en 2016, n’en croirait pas ses yeux. Lui qui se voulait un « ingénieur social » n’a jamais apporté de solutions clés en main ni de recettes politiques. Polytechnicien, ingénieur des Mines, inspiré par la méthode expérimentale et par la prospective de l’après-guerre, il a contribué à soulever des problèmes, à formuler des hypothèses, à ouvrir, pas à pas, des voies alternatives, prenant le temps de réfléchir sur les difficultés rencontrées ; puis il relevait la tête et, s’adressant à ceux qui voulaient bien l’entendre, il soulignait « là où ça coince » et ce que l’on pourrait y faire.
Lui que l’on disait « pédagogue » et qui a acquis à ce titre une réputation mondiale ne s’intéressait pas tant à l’enfant qui apprend à l’école, qu’à ce que, de façon impropre, l’on appelle la « pédagogie des adultes ». Schwartz est l’homme de la problématique d’une double exclusion : celle du jeune adulte « décrocheur » du système éducatif, puis du salarié peu qualifié « décroché » du système productif. Dans les deux cas, l’enjeu d’une formation est de prendre appui sur ce qu’un individu singulier sait déjà, sur ce qu’il sait faire, sur ce qu’il « sait-y-faire » en situation, même s’il n’a pas les mots pour le dire. Schwartz vise une « égalisation des chances ». Il s’en prend en actes à la préférence française pour le diplôme, à une sélection opérée selon le principe bête et méchant, mais si prégnant, du « qui peut le plus peut le moins » qui produit non seulement de l’exclusion, mais aussi la frustration de tant de jeunes diplômés.
Missions locales
En 1981, Bertrand Schwartz se voit confier un rapport sur les « jeunes en difficulté », qui sera à l’origine de la Délégation interministérielle à l’Insertion professionnelle et sociale des jeunes en difficulté. En difficulté : le rapport Schwartz lève d’emblée une dangereuse équivoque. L’on a tôt fait d’imputer des difficultés à ceux auxquels il manquerait quelque chose ; le rapport insiste au contraire sur la nécessité de faire réfléchir et évoluer les acteurs éducatifs et ceux du monde des entreprises ; et surtout, de faire que ces mondes qui se tournent le dos travaillent ensemble. Telle sera la fonction des missions locales. Serge Kroichvilli, chargé à cette époque d’une étude sur l’orientation professionnelle des jeunes du bassin de Montceau les Mines et leur accompagnement vers l’emploi, décrit une ville-usine quasiment mono-industrielle où « les jeunes apparaissaient comme les victimes sacrificielles de la désintégration des grandes entreprises. L’école professionnelle, l’entrée dans l’entreprise, la socialisation professionnelle, l’apprentissage d’un métier… ces parcours avaient disparu. On assistait à la montée d’un discours qui faisait reposer le problème sur les jeunes eux-mêmes : puisqu’ils n’étaient pas qualifiés, l’urgence était qu’ils se qualifient, donc il fallait leur «donner» une formation… »
Bertrand Schwartz et son acolyte Gérard Sarazin mettent en pièces ce discours. Ils mettent en cause le saucissonnage des institutions qui s’adressent aux jeunes. Morcelées, fragmentées, chacune fait ce qu’elle a à faire. C’est justement ce qui ne va pas, expliquent Schwartz et Sarazin, ce fonctionnement autocentré de chacun des maillons d’une chaîne qui descend vers les jeunes : « Il fallait sortir de cette logique auto-entretenue, de guichets qui se succèdent, avoir une approche transversale tournée vers les jeunes, l’expression de leurs besoins et l’articulation des réponses. C’est cette idée fondamentale qui donnera naissance aux missions locales ».
Leur slogan « Un jeune, une solution », repris par l’actuel gouvernement, suggère que l’accès de tous les jeunes à l’emploi passe par des soutiens pluri-institutionnels articulés et centrés sur chaque jeune.
Apprentissages
Schwartz n’en est pas à son coup d’essai. Il a découvert pendant la guerre les pas de géant qu’effectuent des néophytes maniant des instruments complexes de repérage des avions et des navires. Face à des problèmes se posant dans l’urgence, des « courts-circuits pédagogiques » peuvent se produire. Celui auquel est confié une responsabilité, que son milieu encourage, et dont les progrès sont reconnus réussira d’autant mieux une épreuve qu’il ne l’a pas réussie du premier coup.
Dès 1957, nommé directeur de l’Ecole des Mines de Nancy, il enquête sur les besoins des entreprises locales. Il s’aperçoit que les futurs ingénieurs sont formés à des savoirs scientifiques, mais non à poser des problèmes techniques ; que rien ne les prépare à travailler avec des contremaîtres, les stages ouvriers étant devenus des rituels. L’un de ses élèves, Alain Geismar, racontera ensuite comment Schwartz rompait avec la façon de faire de la recherche, « en allant chercher les sujets de recherche à l’extérieur, notamment dans les entreprises, et en créant à l’intérieur de l’école des laboratoires de physique et de métallurgie. Il amorce ce que l’on appellera la formation à la recherche. C’était rien de moins qu’une révolution dans l’enseignement supérieur ».
En 1965, des syndicalistes lorrains sollicitent son conseil en vue de la reconversion des mineurs du bassin de Briey. Après enquête, il conseille de viser, non pas une formation de reconversion pour les mineurs, mais un changement culturel visant leur « milieu » - hommes et femmes, parents et enfants – à l’échelle du territoire, de façon à faire acquérir un sens partagé au fait de se former.
Après la mise sur orbite des missions Locales, Schwartz s’attaque en 1988 à la problématique des salariés peu qualifiés. La formation « stagifiée » a fait la preuve de son inutilité, voire de sa perversité : elle réactive la honte de ne pas savoir, la peur de se tromper, l’échec scolaire. Là encore, Schwartz fait une hypothèse : il est possible de « moderniser sans exclure ». Partant d’observations en situation de travail, la mission Nouvelles qualifications œuvrera à rendre visible les apprentissages « informels » qui s’opèrent dans la pratique quotidienne et entre collègues, à rendre l’organisation du travail plus « apprenante » ou « qualifiante », à en faire un support de formation. Là encore, Schwartz plante son clou. Renforcer l’interface entre le productif et l’éducatif, cela passe par l’institution de nouveaux rôles : celui du coordonnateur entre l’interne et l’extérieur de l’entreprise, celui du tuteur qui veille à ce que la responsabilisation progressive de l’apprenant lui fasse faire des progrès. Et Schwartz ajoute : le tuteur fait d’autant plus progresser l’apprenti que lui-même apprend de son travail.
Schwartz a parfaitement conscience de l’inertie du système éducatif et de ses instruments de gestion : cursus, programmes, examens, référentiels, certifications, titres et diplômes… Las, les institutions chassées par la porte rentrent par la fenêtre en étouffant l’innovation. La « gauche des professeurs » issue des élections de 1981 a naturellement caressé le monde enseignant dans le sens du poil. Celui-ci conçoit l’apprentissage et la formation à travers un enseignement en salle de classe ou de stage et l’idée qu’une expérience vaudrait d’être certifiée lui est étrangère. Quelle que soit la volonté politique affichée, les acteurs de la mise en œuvre des politiques publiques n’ont quant à eux pas de case pour évaluer les effets d’expérimentations telles que Nouvelles Qualifications, qui ne s’apprécient ni par un nombre de stages, ni par l’accès à une qualification, ni par des volumes de « création d’emplois ».
Les pratiques de l’alternance et l‘idée de la formation tout au long de la vie n’en ont pas moins marqué des points, depuis la loi VAE de 2002 jusqu’à la réforme de l’apprentissage en 2018. Mais le facteur décisif du recours croissant à l’alternance pourrait bien être la nécessité croissante, pour les entreprises, de « fabriquer » des ressources humaines qui ne se trouvent toutes prêtes sur aucun marché, ce qui impose de se rapprocher des établissements éducatifs. Les difficultés de recrutement s’amplifient, de sorte que les entreprises se tournent vers les acteurs éducatifs en demandant, non plus d’ « élever le niveau » ou de « s’adapter », mais : « fournissez-nous des candidats qui ne sauront pas y faire du premier coup, ils voudront d’autant plus y arriver, on verra s’il y a un besoin de formation et ce que l’on peut y faire ensemble ».
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