Suicides: Zola is watching you edit
La plupart des déclarations publiques provoquées par les suicides professionnels produisent un discours d’un manichéisme confondant. D’un côté les exigences de la concurrence, les contraintes de compétitivité, les changements indispensables, bref l’horreur économique. De l’autre côté, des hommes et des femmes de chair et d’os soumis à la pression des objectifs, les résultats inatteignables, les mobilités forcées, les destins fracassés, bref la souffrance humaine. On n’aurait plus le choix qu’entre deux pis-aller : moins d’économique au nom de l’homme, ou plus d’humain malgré les contraintes de l’économie mondialisée. Vraiment ?
À défaut d’imagination, il est loisible de durcir le ton. Les nouveaux Zola de la question du travail s’en privent rarement, relayés par une critique sociale qui peine à se renouveler. Totalitarisme des machineries gestionnaires, management par la terreur, banalité du mal : on nous sort toute une panoplie détournée de la pensée d’Hannah Arendt à propos du système nazi. Ce qui revient, excusez du peu, à assimiler les managers à des criminels de bureau.
Il y a quelque chose d’irresponsable à proférer ce genre d’insanité. Mais là n’est pas le problème : il est dans ces interprétations qui unifient une critique intellectuelle et sociale radicale, des médias en mal de sensation, les assureurs de « risques psycho-sociaux » et les experts en la matière. Les premiers fabriquent des victimes et des coupables, donc des procès. Les seconds vendent des indicateurs censés alerter les dirigeants sur la survenue de ces nouveaux risques coûteux. Sans doute est-ce plus intéressant, à tous égards, que de faire la genèse des processus, afin d’en tirer les fils d’une action inscrite dans la durée.
Il faut raison garder. Il y a une profonde crise de l’organisation du travail, laquelle, au demeurant, ne date pas d’hier.
Cela fait trente ans qu’une sélection implicite basée sur le niveau scolaire provoque des spirales de disqualification des peu qualifiés, niant l’expérience des anciens et des « immobiles » qui ont appris sur le tas. Il n’est pas rare que, lors de restructurations ou après, des ouvriers désespérés se tuent, ou bien qu’ils tombent malades et meurent.
Cela fait plus de vingt ans que l’organisation du travail combine la discipline du mode opératoire avec le contrôle, plus difficilement contestable, des résultats d’après des objectifs quantifiés et, de plus en plus, individualisés. La pression que fait peser cette contractualisation unilatérale a été présente dans les entreprises concurrentielles, dans leurs pratiques de sous-traitance et de recours à du travail précaire, bien avant les entreprises publiques et les services publics (tels que les universités). Cette pression n’a jamais été sans effet sur le contenu de l’activité professionnelle et sur l’image de soi.
Cela fait plus de dix ans qu’un gouvernement a fait le choix d’imposer une réduction de la durée hebdomadaire du travail par la loi. De fait, il aura, sur le moment, optimisé ses performances sociales aux yeux de l’opinion en affichant un taux de chômage réduit. Sans doute aurait-il été moins rentable électoralement, mais plus efficace dans la durée, d’impulser des négociations sur l’organisation du travail, en faisant de la durée hebdomadaire une variable de négociation parmi d’autres, dont la pénibilité (qui, sortie par la porte des négociations de branche, n’a pas manqué de rentrer par la fenêtre des entreprises).
Cela va faire cinq ans qu’une loi quinquennale a institué une négociation relative à la gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences. Vite devenue l’affaire des avocats, des experts-comptables de comité d’entreprise et des DRH, la « GPEC » est le plus souvent un exercice technocratique saturé d’arrière-pensées à propos des restructurations à venir. On y parle de tout sauf de la compétence qui se manifeste dans le cours des activités de travail, des conditions de la production de valeur, de ce que sont des métiers dans toutes les dimensions de ce terme galvaudé par le seul fait d’une définition unilatéra le. Car le métier, c’est aussi l’entretien d’un professionnalisme (« avoir du métier ») et l’appartenance à une communauté professionnelle vivante, source d’identité (« être du métier »). À défaut de négociations fondées sur les réalités de l’activité de travail et les métiers, une gestion RH des compétences, prise dans un registre de l’employabilité, a prévalu. Parler de la compétence, ç’eut été discuter aussi des ressources apportées par l’organisation du travail et le management pour que la compétence de chacun s’exprime et se déploie, de l’organisation par les compétences, de leur valorisation, des relations des entreprises et des établissements avec les acteurs éducatifs du territoire, etc.
Les suicides professionnels étonnent parce qu’il y est question d’ingénieurs, de concepteurs, de commerciaux, de cadres. Ils étonnent parce qu’un sentiment de disqualification et de déclassement gagne ceux qui sont entrés et ont progressé par la voie technique, dès lors qu’ils sont confrontés sans préparation à des « métiers » commerciaux ou de service (en fait de changements de métiers, ce sont surtout des changements d’affectation). Ce que l’on appelle « intensification du travail » – dénonciation utile pour alerter, plus que pour agir – touche désormais toutes les catégories, et notamment des cadres, y compris dirigeants, placés sous la pression d’objectifs d’autant plus difficiles à atteindre que leur autonomie de gestion est restreinte.
Les suicides professionnels devraient nous alerter sur le fait que la force implosive des nouvelles pénibilités et la dimension identitaire des changements d’organisation et des mobilités n’ont guère été perçus, écoutés, entendus. Que l’on ne sait pas encore bien les traduire dans des objets et des instances de négociation de plus en plus complexes et saucissonnés.
Si tant est que l’on puisse attribuer a posteriori une signification univoque à de tels actes, je dirais qu’ils reflètent une souffrance d’impuissance.
On observe l’émergence d’une critique de l’organisation du travail qui ne débouche en rien sur une demande de protection, de réparation, et encore moins d’écoute compatissante. C’est une critique au nom de la compétence, d’après laquelle des salariés de tous niveaux demandent à être dotés des ressources et des soutiens permettant d’affronter les contraintes. Ils demandent à ce que leur expérience serve à l’entreprise, qu’elle soit entendue, reconnue, capitalisée et remonte vers le niveau dirigeant. Ils veulent être acteurs dans la manière de définir des objectifs réalistes cohérents avec une stratégie offensive face aux concurrents dans le monde.
Il est temps de trouver le chemin d’actions organisatrices « équipant » les personnes pour faire face aux contraintes, plutôt que de les infantiliser. Ressourcer la critique de l’organisation du travail, c’est un enjeu social, économique et sociétal. Plutôt que de saucissonner les objets de négociation, les partenaires sociaux gagneraient à remettre en débat, sans fard, ce qui organise le travail dans des organisations de services où l’innovation est continue. Certes, cela pourrait amener à redéfinir et à redistribuer le pouvoir d’organisation sur les activités et les destinées professionnelles. Il y a des intérêts qui poussent à ce que l’on reste dans le registre de la santé, du compassionnel et de la réparation. Il faudra bien choisir.
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