La nouvelle théorie du ruissellement, ou comment les sciences sociales reviennent en 1980 edit
Une récente tribune publiée dans Le Monde, signée par deux chercheurs engagés au côté de Benoît Hamon, vante le grand acquis de la campagne d’un candidat qui serait parvenu à susciter « une nouvelle alliance des idées, des citoyens et du politique ». Mais à y regarder de plus près l’alliance en question révèle une vision fossilisée de l’utilité des sciences sociales.
Au début des années 80, Norbert Elias insistait sur la nécessaire distanciation des sociologues vis-à-vis de leurs objets de recherche – distance réflexive sans laquelle la sociologie ne saurait prétendre au statut d’une science. A cette même époque, en France, la gauche, accédant au pouvoir politique, expérimente des dispositifs visant l’ouverture de la recherche sociale sur la société réelle et ses acteurs. Rejetant la recherche en surplomb, la coupure entre la théorie et les pratiques, la définition par les seuls chercheurs des enjeux dignes d’investigations… de nouvelles démarches de recherche et d’intervention sociologique s’apprennent. La plupart accordent une place élargie aux investigations de « terrain » et à l’écoute des gens. Certaines incluent des praticiens professionnels dans l’élaboration et la définition des thématiques et des objets de recherche. D’autres engagent des formes originales de « démocratie technique », dans lesquelles, grâce à la médiation de « traducteurs », des énoncés « profanes » sont placés sur le même plan que ceux des experts, conduisant à démocratiser le mode d’élaboration de projets et de politiques.
En une trentaine d’années, l’idée selon laquelle les acteurs sociaux institués, tout comme les citoyens et les individus ordinaires, sont détenteurs d’une forme d’expertise sur ce qui les concerne, a cheminé et s’est affinée. La recherche sociale a grandement gagné, dans ses méthodes et dans sa manière de conceptualiser, à se saisir ainsi de problèmes vifs, à les reformuler, à les problématiser.
Cette idée a aussi connu des régressions. Tantôt sous des formes ouvertes – arrêt brutal de programmes novateurs, repli des disciplines sur elles-mêmes, évaluations des chercheurs par le nombre de citations de leurs articles dans des revues académiques… Mais parfois aussi sous des formes plus insidieuses. C’est de cette seconde catégorie que procèdent les propos de Sandra Laugier et Nicolas Matyjasik publiés dans Le Monde (4 avril 2017) sous le titre « Le PS de demain sera le parti de l’intelligence des idées ». Engagés auprès du candidat du Parti socialiste, ces chercheurs, respectivement philosophe et politologue, ne nous disent pas ce qu’ils font, sur quoi ils travaillent, la posture qu’ils adoptent, bref comment ils œuvrent à utiliser la recherche sociale. En revanche, ils proclament et ils attaquent, dans une confusion impressionnante dont il ressort une vision instrumentale et archaïque des sciences sociales dans leur rapport au monde social.
Passons rapidement sur les attaques virulentes vis-à-vis d’Emmanuel Macron et de ses soutiens, notamment ceux issus du PS. Ces derniers seraient des déserteurs, des saboteurs, des traîtres. Heureusement pour eux, nous disent les deux chercheurs, il y a les scandales Fillon sans lesquels, je cite, « le comportement des socialistes macronisés (apparaîtrait) dans toute son indignité – celle, morale mais aussi spirituelle, d'une terrible absence d'idées, d'une indigence conceptuelle, d'un manque de propositions pour améliorer l'avenir (à part le leur) ». Face à ces individualités déloyales, individualistes et opportunistes, il y aurait « la galaxie Hamon », cette « nouvelle génération », avec son « nombre croissant d'universitaires, d'intellectuels, de chercheurs et d'étudiants » demeurés fidèles à leurs engagements, à l’identité de la gauche, à l’égalité, aux libertés réelles, à la lutte contre toutes les injustices, la gauche protectrice des plus vulnérables face aux plus puissants. La vraie gauche, s’entend, évidemment désintéressée et altruiste, faite de celles et ceux qui « récusent et réfutent le conformisme économique, social, moral de la droite ». Ceux-là « montrent que ce sont la connaissance et la bienveillance, et non l'égoïsme, la recherche du profit et la fermeture des frontières, qui doivent fonder l'action politique ».
On pourra dire que ces propos manichéens, de piètre tenue argumentative, ne grandissent pas leurs auteurs. La distanciation dont parlait Norbert Elias ne saute pas aux yeux. Le registre de la condamnation morale l’emporte sur toute autre considération. Mais le problème n’est pas là : il apparaît dans la façon d’enrôler la recherche sociale dans cette croisade.
Car il se glisse au travers de ce discours plus engagé que distancié ce que nos auteurs appellent « la reconnaissance des citoyens comme acteur central et collectif de la pensée politique ». Suivons le raisonnement : grâce à la campagne de Benoît Hamon, nos chercheurs s’aperçoivent que « les citoyens sont dotés d'une compétence politique aussi grande que celle de ces élus accrochés à leur fauteuil, sans autre horizon intellectuel que leur maintien, ou la justification de leurs renoncements ». Surgit alors « une vraie conception de l'intelligence », laquelle « émerge de la nouvelle alliance des idées, des citoyens et du politique ». Désormais, « la politique des idées s'élabore dans le débat public, dans des communautés d'acteurs ».
La preuve ? Les recherches sur la radicalisation, « repérée de longue date sur le terrain par les chercheurs en sciences sociales », ou encore le fait qu’un appel d’offre du CNRS, lancé au lendemain des attentats de 2015, « a permis l'expression surprise du désir de mobilisation de toute la recherche pour défendre la société ». Malheureusement, nous alertent nos chercheurs d’avant-garde, « ces études, remarquables et signalant l'urgence, n'ont pas su se traduire (je souligne) dans une politique publique appropriée. Comment expliquer alors que « si peu de recherches en sociologie aient trouvé des débouchés dans l'action politique (alors que) le ruissellement des connaissances vers la pratique y est une nécessité ? »
Voici le fameux bouchon que le Forum des Idées, présidé par Sandra Laugier, aurait su faire sauter : se faire entendre des politiques qui, fonctionnant en vase clos, empêcheraient le « ruissellement des connaissances vers la pratique ». Si « des études si remarquables et signalant l’urgence n’ont pas su se traduire », c’est la faute de ces politiques sourds aux alertes pourtant justes et informées des chercheurs. On n’en serait pas là si l’on s’était préoccupé du « transfert des connaissances vers la mise en œuvre des politiques publiques ».
Voici caractérisée la vision top-down d’une recherche sociale productrice d’ « idées » et de « connaissances » qui, correctement « transférées », « ruisselleraient vers la pratique ». Ce transfert ne serait rien d’autre que « l’enjeu d’une action politique de gauche ».
Pour ceux qui, tel l’auteur de ces lignes, œuvrent depuis plusieurs décennies à faire usage des sciences sociales pour aider des acteurs sociaux et sociétaux à réélaborer leurs positions face à des problèmes émergeant sous des formes nouvelles, cette vision est consternante.
Celle dont procédait la politique de la recherche en sciences sociales engagée par la gauche dans les années 80 était d’abord le reflet d’une volonté de responsabilité. Face à une recherche réservée à des élites pensantes, confinées dans leur entre-soi polémique, surplombant les problèmes et rétives à indiquer des voies de solution, il s’agissait de faire évoluer les pratiques de recherche en sciences sociales en sorte qu’elles produisent des éclairages, aident à poser des problèmes, qu’elles introduisent de la réflexivité là où les réflexes prennent trop souvent le pas sur la réflexion. Il s’agissait de faire sortir les chercheurs de leurs bureaux et de leurs séminaires dans les phases décisives de la construction de leurs objets de recherche, de la formulation d’hypothèses, de la conception des guides d’entretien, de l’interprétation de ces entretiens et de résultats intermédiaires, bref de faire entrer dans ces boites noires le vent imprévisible et tumultueux de la vraie vie sociale, de ses contradictions et de ses conflits. L’utilisation de ces recherches dans le champ politique était moins en jeu que la prise de conscience, par les chercheurs et les acteurs concernés, de la dimension politique déjà présente dans leurs représentations et leurs pratiques. La valorisation des produits finis des recherches était moins en jeu que la mise en valeur de démarches collectives réflexives resituant les problèmes posés dans leur historicité, dans leur caractère systémique, dans des catégories datées de pensée et d’action que les sciences sociales permettent d’expliciter et de faire évoluer. Une telle réflexivité s’organise. Mais pas sur le mode d’un « ruissellement ». Il s’agit plutôt d’édifier, dans les pratiques sociales quotidiennes, de solides barrages intellectuels, cognitifs et politiques faisant obstacle à l’envahissement de l’espace public par les idées reçues. Barrages qui ne visent pas d’abord – comme cela paraît aller de soi pour nos chercheurs d’avant-garde – à éclairer les décideurs étatiques, mais au moins autant à « équiper » les acteurs de la société dite civile.
Que nos auteurs veuillent reconstituer feu le Laboratoire des Idées (le LAB) du PS est tout à fait louable. Qu’ils prétendent enrôler les sciences sociales pour redorer le crédit de tel ou tel des Princes qui aspirent à nous gouverner est plus difficile à laisser passer. Ou alors, qu’ils nous démontrent que l’idée phare de leur candidat, cette idée pas encore cuite du « revenu universel », s’est élaborée selon les principes qu’ils vantent, et cela pourra se discuter.
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