Le cas Notre-Dame edit
Tout ou presque, a été dit et écrit pour décrire la sidération qui a saisi la France et le monde lors de l’incendie de Notre-Dame, puis pour expliquer la formidable « émotion patrimoniale » (Daniel Fabre) qui a accompagné sa reconstruction et sa réouverture. Cathédrale-phare des catholiques, inscrivant dans la pierre cette Maison-Dieu, en laquelle, comme l’a si bien montré Dominique Iogna-Prat, l’Église-institution et l’église-bâtiment se conjuguent, mais aussi temple de la Nation, accueillant depuis des siècles les événements majeurs de notre histoire – des états-généraux de Philippe le Bel au Te Deum de la Libération, du sacre de Napoléon aux funérailles des présidents de la République –, Notre-Dame est par-dessus tout cette « maison du peuple » que célébrait Michelet, prêtant à l’ « art ogival » une ouverture démocratique, absente au contraire de l’univers théocratique porté selon lui par l’art roman.
On sait qu’au Moyen-Âge, les parvis originellement dédiés à l’accueil des catéchumènes étaient envahis par les habitations, les scènes de théâtre, les enceintes de justice et les commerces qui débordaient largement dans la nef. Les murs des jubés, érigés pour isoler l’activité liturgique du tohu-bohu régnant, tombèrent avec la mise en ordre générale opérée par le Concile de Trente, intimant au peuple de fixer son regard sur le seul théâtre sacré de la liturgie. À Paris, l’élargissement du parvis aux dimensions que nous lui connaissons aujourd’hui, participa de la rationalisation haussmanienne de la ville au XIXe siècle, au motif de dégager l’espace nécessaire à la contemplation du bâtiment restauré par Viollet-le-Duc. Il n’est pas sans intérêt de remarquer, au passage, que cette mise à distance esthétique de la cathédrale intervenait au moment même où se déployait le mouvement décrit par Gabriel le Bras comme « le grand chassé-croisé des classes sur les chemins de l’Église » : la désertion de l’Église par les classes populaires alors que la bourgeoisie, libre-penseuse au siècle précédent, retrouvait au contraire le chemin de la pratique religieuse. Si l’image d’une appartenance de Notre-Dame au peuple n’en demeura pas moins inscrite dans notre imaginaire collectif, elle le doit avant tout à la force de la littérature. Le roman de Hugo, planétairement traduit et diffusé, a conféré à la cathédrale parisienne l’incroyable aura qui la rend familière à tous à travers le monde. Devenue aujourd’hui icône pop de l’ère numérique, Notre Dame conserve aussi la trace de l’engouement romantique qu’elle a suscité en offrant sa magnificence à la fiction de « la France toute chrétienne du passé », régulièrement mobilisée dans la guerre des deux France par les milieux catholiques récusant le monde nouveau issu de la Révolution, et que tentent de réactiver des courants identitaires obsédés par la montée de l’islam.
Par-delà la figure diversement instrumentalisée de la cathédrale rêvée, la dévastation provoquée par l’incendie a confirmé la puissance affective que conservait pour tous, dans un pays profondément sécularisé et même religieusement déculturé, ce lieu construit pour ouvrir le peuple chrétien à la vision du Royaume de Dieu, et resté, à travers les tribulations de l’histoire, le signe d’un recours possible contre les menaces du monde.
Sous ce dernier aspect, le « cas Notre-Dame » pousse à son paroxysme un phénomène dont les observateurs de la scène religieuse européenne constatent le déploiement depuis un demi-siècle : celui de l’engouement - partagé bien au-delà des seuls croyants – pour des hauts-lieux qui manifestent la continuité, dans la très longue durée, d’un héritage religieux, et pour l’essentiel chrétien, dont on sait par ailleurs qu’il est de moins en moins transmis de génération en génération. Tout se passe comme si ces hauts-lieux défiant le temps offraient par leur seule existence présente la démonstration de la continuité à travers les siècles d’un « nous » capable de conjurer le sentiment de précarité irrémédiable induit par l’accélération vertigineuse, la mobilité généralisée et l’incertitude menaçante du présent. L’efficacité rassurante de ces hauts-lieux est d’autant plus grande que leur fréquentation engage peu. Elle ne requiert aucune condition d’appartenance particulière, elle n’impose aucune « marque sociale » sur ceux qui les visitent, mais elle leur offre l’expérience d’un attachement généalogique à une lignée dans laquelle on peut se reconnaitre de loin, comme en passant. On y rentre comme individu, mais on y éprouve inévitablement quelque chose de la force du lien communautaire qui les a fait naître et durer.
Lorsqu’on entre dans Notre-Dame restaurée, le souvenir de la catastrophe de l’incendie amplifie immensément cette expérience de la transcendance du lieu et l’émotion esthétique qui l’accompagne, expérience redoublée par l’enthousiasme suscité par la performance de la reconstruction et par toutes les prouesses du génie humain qui l’ont rendu possible. Parce que nous partageons tous la fierté de tous ceux qui ont œuvré pour rendre ce « miracle » possible, il n’est pas exagéré de dire que s’est joué, dans cette reconstruction, quelque chose d’une expérience du sacré, au sens le plus classiquement durkheimien du terme : l’irruption de l’extraordinaire dans la morosité de la vie ordinaire et la réactivation de ce qui nous est commun, dans un moment de chaleur collective qui transcende les singularités des individus et leurs divisions et les tourne vers un horizon qui les dépasse.
S’il n’est pas douteux que cette expérience puisse être dite spirituelle, il est cependant pour le moins improbable qu’elle inaugure, comme certains du côté de l’Église catholique ont été tenté de le suggérer, un renouveau du sentiment d’appartenance religieuse, a fortiori un renouveau du catholicisme en France. Certes le lien des fidèles catholiques à Notre-Dame est puissant et la réouverture du lieu a sans aucun doute été vécue par un bon nombre d’entre eux non seulement comme un grand jour d’allégresse, mais comme une occasion de fierté communautaire, voire même comme une consolidation de leur foi personnelle. Mais le désir de collectif, de fraternité et d’émotion partagée qui s’est joué pour la plupart des témoins de l’évènement ne se situait pas dans ce registre, mais dans celui de la célébration patrimoniale. En tout état de cause, cette bouffée émotionnelle était - on l’observe déjà – un état de conscience collective trop fugace et trop instable pour développer des effets sociaux durables. La renaissance du monument ne sera, à une échelle significative, ni un vecteur de recharge chrétienne de notre culture, ni une revivification de l’appartenance communautaire de tous ceux qu’un lien nominal lie encore au catholicisme.
Cela signifie-t-il que Notre-Dame, menacée d’être submergée par un tourisme de masse de plus en plus éloigné de toute référence chrétienne, court le risque de n’être plus qu’un écrin mémoriel fastueux, témoignant d’un monde fascinant mais définitivement disparu ? Ce « péril muséal » existe bien, et d’autant plus que le triomphe des cérémonies de la réouverture, avec leurs cohortes de célébrants et les pompes grandioses de la liturgie restaurative mis en œuvre à cette occasion, contrastait cruellement avec l’état ordinaire d’un catholicisme dévasté non seulement par la découverte sans fin des crimes et abus commis en son sein, mais plus encore, par la disparition en cours d’un corps clérical qui constitue l’armature du christianisme romain. Mais on peut aussi regarder l’attraction de masse exercée par Notre-Dame autrement que comme une invasion, propre seulement à perturber la destination catholique du lieu, et admettre que le partage entre les « touristes » mus seulement par un intérêt historique et esthétique et les croyants, pèlerins « authentiques » de la cathédrale, ayant droit à la fréquentation légitime (et gratuite) du lieu est une absurdité au regard de la fluidité et de la diversité des attentes de ceux qui se pressent à sa porte. On ne distingue pas à la vue le « touriste », le « chercheur de sens » et « celui qui vient pour prier ». Et ceci d’autant moins que les rôles s’inversent facilement au fil du parcours. Tous les hauts-lieux chrétiens intensément fréquentés – Le Mont-Saint-Michel, Conques, Vézelay, Lourdes etc. – mais aussi Chartres et toutes les cathédrales, ainsi que la plupart des sites monastiques encore habités par une communauté sont confrontés à la difficulté de gérer la diversité des attentes individuelles de ces passants indéfinissables. Dans ces conditions, Notre-Dame n’a guère d’autre choix que de continuer de répondre à la vocation d’hospitalité qui a toujours été la sienne, tout en trouvant les modalités pratiques de la régulation des flux, rendue indispensable pour des questions de sécurité. Dire, comme on l’a parfois entendu, que Notre-Dame est la « paroisse de la France » relève du mythe : cette référence a perdu toute pertinence dans une société où la civilisation paroissiale s’est effacée. Mais elle est un pôle de fixation privilégié d’un ethos spirituel contemporain, dans lequel se combinent, dans des proportions indécidables, désir de transcendance et besoin de silence et de contemplation, fascination patrimoniale et souvenir de la lignée croyante perdue, aspiration à des valeurs partagées et nostalgies communautaires. Le cas Notre-Dame illustre, en le portant à son point limite, un déplacement majeur de la communalisation religieuse contemporaine : le déclin massif d’une sociabilité religieuse territorialisée, définie par l’appartenance locale, la ritualité formalisée et la répétition ordinaire des gestes observants et le déploiement d’une sociabilité spirituelle mobile, intermittente et fluide, de moins en moins corrélée à des appartenances confessionnelles repérables, mais néanmoins inscrite dans le réseau de ces « hospitalités » à travers lesquelles l’histoire chrétienne continue de s’écrire.
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