Le monde d’après, d’après des siècles de prospective edit
L’actualité est au déconfinement et au monde d’après. Nombre d’autorités et d’observateurs soutiennent, en période d’urgence sanitaire, que le monde de demain sera différent de celui d’hier. Évidence totalement banale ou espoir volontariste, l’idée d’un monde d’après est une question bien ancienne. À aborder avec rigueur et imagination, mais sans emphase excessive. À cet effet, il est bon de se plonger dans l’histoire de la prospective, en suivant Bernard Cazes dans son musée des futurs.
Le monde d’après, c’est souvent le monde d’après eux ou d’après moi. Les jeux de mot prennent aujourd’hui un certain relief avec l’accumulation actuelle de bavardages sur ce qui pourrait advenir. Souvent, ce sont les cauchemars ou les désirs qui sont mis en avant, plus que des perspectives tracées avec un minimum de sérieux. Ce à quoi cherche à s’employer la prospective.
Dans un ouvrage dense, Bernard Cazes invite à visiter les temps et les orientations de la prospective. Histoire des futurs. Les figures de l’avenir de Saint Augustin au 21ème siècle est un livre épais et captivant, publié pour la deuxième fois il y a une douzaine d’années. Et qui mériterait une nouvelle édition au terme de la crise sanitaire. En tout cas, ces 500 pages permettent de la mise en perspective et de la clairvoyance par rapport aux annonces grandiloquentes sur le monde d’après. Celui-ci a en effet un peu trop tendance, pour faire un jeu de mots simple, à n’être qu’un ensemble d’énoncés sur le monde d’après-moi. Parcourir les allées savantes du musée des futurs, telles qu’aménagées par Cazes, autorise un peu de rigueur. Tout en passant un excellent moment. En avant pour la visite.
L’avenir : toujours plus discontinu que prévu
L’ancien responsable des études à long terme du défunt Commissariat au Plan nous fait traverser les galeries et les départements de son conservatoire des figures, des images et des analyses de l’avenir.
L’avenir s’est toujours présenté sous un voile (d’ignorance ou d’attirance). L’humanité, curieuse ou perplexe, n’a eu de cesse de le dé-voiler. Toutes les sociétés ont - semble-t-il – tenter de se doter de pythies pour prédire. Il en va ainsi des prêtresses antiques comme, mutatis mutandis, des acrobates contemporains des prévisions économiques à long terme et des prospectivistes patentés, avec leurs méthodes plus ou moins sophistiquées et leurs querelles d’égo et d’écoles, en passant par un ensemble large et hétéroclite de philosophes, de romanciers ou de poètes.
Cazes organise donc une tournée de ces auteurs, expertises et pensées. Il distingue d’abord, dans les visions de l’avenir, les « mutations décelées », selon qu’elles proviennent d’un prolongement continu ou bien d’un changement radical d’orientation (une crise sanitaire majeure par exemple). Dans le premier cas, celui de « l’avenir tendanciel », les prévisions peuvent être relativement aisées, sans toujours se réaliser. Dans l’autre, « l’avenir discontinu », elles sont bien plus difficiles à faire. Elles permettent aussi toutes les affirmations volontaires. C’est ce qui se passe aujourd’hui quand on entend scander, sur différents tons, que la crise en cours n’est pas une parenthèse mais une métamorphose.
Une grande leçon, énoncée habituellement par les maîtres actuels de la prospective, est que l’extrapolation des tendances à l’œuvre conduit assez systématiquement à une vision erronée du futur. Cazes prend l’exemple des armements du Moyen Age. Extrapoler à partir d’eux seulement aurait conduit à imaginer, pour les siècles que nous avons connus depuis, des arbalètes et des catapultes plus puissantes. C’est tout. Or, en la matière comme en bien d’autres, le changement a été discontinu. Pour imaginer les futures armes il faut donc maintenant aller au-delà des bombes atomiques et des pistolets à impulsion électrique. Tout un programme donc.
Images et sens des futurs
L’auteur organise les collections de son musée et, partant, son livre en trois séquences. La première comprend les salles de la « préhistoire de la conjecture ». On y trouve les élaborations conceptuelles et philosophiques autour de l’avenir tendanciel que l’on cherche, au départ, à approcher par la divination mais aussi ensuite, de manière plus organisée, par l’évolutionnisme social. La deuxième séquence rassemble les salles consacrées à l’avenir discontinu, que l’on repère ponctuellement dans des œuvres littéraires mais aussi sous des formes systématisées, par exemple autour de l’idée de décadence. La troisième séquence, celle de l’aide à la décision, s’ouvre en 1945, avec des salles consacrées à l’institutionnalisation de la prospective, à la Rand Corporation comme au Commissariat au Plan.
Cazes s’arrête d’abord assez longuement sur la « prospective augustinienne », voyant dans l’évêque d’Hippone un des premiers à répondre à la question philosophique du sens de l’histoire. Du triomphe des « modernes » sur les « anciens », il note ensuite une nouvelle image de l’avenir. Celui-ci devient prévisible, qualitativement supérieur au présent (et au passé), unidirectionnel (car dirigé vers un aboutissement certain) et maîtrisable. Les futurs gagnent ensuite leur pluriel, qui n’est pas uniquement de majesté et de circonstance. Ce sont les écrivains qui, par différents artifices, l’envisagent, l’imaginent, le décrivent, le ramènent au présent.
Grand lecteur, traducteur et introducteur, Cazes brosse les portraits d’auteurs aussi différents que Francis Bacon, H. G. Wells (plus chanceux en prospective dans ses fictions que dans ses essais), Cyrano de Bergerac, Aldous Huxley, Jules Verne, Ray Bradbury. On trouve aussi des scientifiques (socialement) évolutionnistes comme Karl Marx, Auguste Comte ou Herbert Spencer. On croise encore Gobineau, Tocqueville, Cournot, Schumpeter, Sorel, de Maistre, Bonald, Rousseau, Saint-Simon (dont Cazes fait un lointain précurseur de John Rawls), Rostow, Spengler, Fourier, les économiste versés dans l’observation et la (re)construction de cycles (Kondratieff, Simiand). Du beau et grand monde.
Les galeries autorisent des investigations thématiques au sein de collections d’utopies, de contre-utopies (Orwell, Huxley, Wells) ou d’uchronies (Caillois, Renouvier, Maurois) que Cazes goûte tout particulièrement.
Les derniers développements portent sur la professionnalisation de la prospective, depuis l’après-guerre, notamment aux Etats-Unis et en France. On rencontrera là Pierre Massé, Bertrand de Jouvenel et Gaston Berger, Daniel Moynihan, Daniel Bell. Avec des capacités de projection et de prévision rendues possibles par la technique, et dans un contexte de planification, la prospective a pris son essor et pris pieds dans des structures spécialisées. Dès les années 1960 des services ministériels spécialisés, des centres de recherche, des associations se mettent en place. Il s’ensuit des bisbilles de terminologie, de méthodes et d’hommes sur lesquelles Cazes ne s’étend pas inutilement. Il ne dit rien, par exemple, de la création en 2007 d’un secrétariat d’État consacré à la prospective. Peut-être car tout ceci ne lui semblait pas forcément d’un grand sérieux… Il préfère en rester aux fondamentaux sur la modernité, le progrès, la possibilité d’anticiper l’avenir, qui reste selon-lui largement inconnu et imprévisible. Ce qui, somme toute, est plutôt une bonne nouvelle.
Alors que dans la première édition, en 1986, le conservateur du musée des futurs recensait huit thèmes clés d’intérêt pour la prospective, il n’en listait plus, en 2008, que six. Il faut dire que les problématiques relatives, d’une part, à l’Etat providence et, d’autre part, au travail, ne se sont pas intégralement transformées en une vingtaine d’années. Il n’en va pas de même pour les six autres thèmes que sont l’environnement naturel (désormais apprécié à l’aune du développement durable), le contexte géopolitique (avec de nouveaux rapports de force et de nouveaux équilibres entre civilisation et barbarie), la croissance économique mondiale (marquée par l’accélération de la mondialisation), la population (qui pourrait tourner sur terre autour de 9 milliards d’habitants vers 2050, avec 70 % d’urbains), les systèmes de valeurs (qui avant d’être bouleversés sont beaucoup mieux connus par l’intermédiaire de nombreuses enquêtes toujours plus fournies), les changements technologiques (avec l’extension du virtuel). Peut-être dans une troisième édition, fin 2020, faudrait-il une septième entrée, sur la crise sanitaire. Rien n’est moins certain dans la mesure où les thèmes, disons classiques, autorisent de l’appréhender et, surtout, d’en appréhender les conséquences possibles.
Au sujet du livre, comme l’écrit joliment Emmanuel Le Roy Ladurie dans la préface à la seconde édition : « Vaste collecteur de données, familier de saint Augustin comme de la Rand Corporation, Cazes ennuie rarement dans ce livre précieux ». Il est vrai que ses développements sont riches d’érudition et de savoir. Il fallait au moins cela pour couvrir un tel sujet sur une telle période. La dimension savante de l’ouvrage est bien servie par un humour sympathique qui atténue le caractère parfois ardu du parcours entre toutes ces salles, toutes ces périodes, toutes ces idées, et tous ces auteurs. Cazes apprécie le sourire et la précision dans l’écriture, notamment dans les références. Il en va ainsi pour certaines phrases célèbres comme « prévoir est extrêmement malaisé, surtout quand il s’agit de l’avenir ». Habituellement attribuée à Pierre Dac ou à Groucho Marx, elle semblerait plutôt être venue, d’après l’enquête de Cazes, d’un joueur de base-ball, Yogi Berra.
Dans la période actuelle, faite donc de hautes interrogations sur les trois termes (court, moyen et long), ce texte original constitue un bel instrument pour traverser les siècles et les idées, ou bien pour picorer à travers eux et elles. À la fois pour se méfier de ceux qui promettent des lendemains qui chantent comme de ceux, ces temps-ci plus nombreux, qui prévoient l’apocalypse. Raisonner sur demain impose d’abord d’être raisonnable et pondéré, avec des scénarios certes contrastés. Dans le contexte de déflagration du coronavirus, Futuribles (www.futuribles.com), dont Bernard Cazes fut l’un des piliers, a lancé le chantier prospectif de la sortie de crise. Pour des « esquisses de scénarios à l’horizon 2021-2022 », un premier document explore l’évolution de la pandémie, la crise sanitaire et sa gestion, la situation économique et sociale en France. Même dans les situations très contraintes il importe de prendre du temps pour envisager l’avenir, sous ses différents visages. Ni pour rêver, ni pour se faire peur, mais afin de le préparer.
Envisager l’avenir n’est pas une question de vision. À ce sujet, c’est à Churchill (un bon client pour les citations) que l’on attribue un propos ironique, utile à rappeler dans cette période : « si vous avez une vision, allez voir un médecin ».
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