Le retour du simplisme edit
Faut-il parler de Geoffroy de Lagasnerie? Cette pensée radicale opposant les « progressistes » aux « réactionnaires » est tellement simpliste et caricaturale qu’elle ne devrait pas mériter une chronique dans ces pages. Pourtant Lagasnerie a eu droit à une invitation dans le « Grand Entretien » de la matinale de France inter et à un article complaisant (avec ses compères Edouard Louis et Didier Eribon) dans Le Monde. Il semble devenir une coqueluche de la gauche radicale et peut-être même au-delà. Pourquoi un tel écho ?
Avant de tenter d’apporter quelques éléments de réponse à cette question, il faut revenir un instant sur le contenu pour les lecteurs qui ne le connaissent pas.
Geoffroy de Lagasnerie, au parcours universitaire brillant (Ecole Normale supérieure de Cachan, agrégation de sciences sociales, doctorat à l’EHESS), se dit philosophe et sociologue, mais aucune analyse de la société ne vient pourtant soutenir son propos, dans son livre récent Sortir de l’impuissance politique (Fayard, 2020). Ce petit ouvrage est une sorte de « manuel de lutte », un petit Que faire ? pour les nouveaux révolutionnaires. Lagesnerie ne cherche pas à légitimer son propos, comme le faisait Lénine, par une analyse approfondie des forces sociales, idéologiques et politiques en présence. Il se contente de ce diptyque « forces progressistes » vs « forces réactionnaires » sans expliquer, ne serait-ce qu’a minima, de quoi sont constituées ces deux forces. On est très loin du marxisme qui reposait sur une analyse de classes, même si son déterminisme historique s’est révélé faux. Ici on est plutôt dans quelque chose qui oppose le camp du bien au camp du mal, « ce qui compte pour nous », dit Lagasnerie, « c’est la justice et l’éthique ». La justice et l’éthique elles-mêmes n’ont pas besoin d’être définies, elles sont par définition du côté du camp progressiste. Dans le débat avec les journalistes de la Matinale de France inter, lorsque Lagasnerie revendique ainsi ce privilège « de la justice et de la pureté » (selon ses propres termes), Lea Salamé a le bon réflexe de lui demander « Mais qui définit le juste et le pur ? ». La réponse de Lagasnerie, pleine de candeur ou d’arrogance : « Mais c’est l’analyse sociologique, tout le monde le sait ». C’est donc Lagasnerie qui définit le juste et le pur. Ce faisant, il est certain d’être du bon côté de la barrière et de placer ses « ennemis » dans le camp du mal. Tout ça pourrait faire sourire, mais on sait combien de crimes de masse ont été commis dans l’histoire au nom d’une telle rhétorique qui a tout d’un dogme religieux.
Il y a néanmoins quelque chose de décapant dans son analyse de la vieille gauche et de son arsenal de luttes politiques – défilés ritualisés et grèves moutonnières – qui n’aboutit le plus souvent à aucun résultat. D’où le titre du livre sur l’impuissance politique.
Le renouvellement de l’action politique de gauche que revendique Lagasnerie pour sortir de cette impuissance consiste à renoncer complétement à convaincre « les forces réactionnaires », les « ennemis » (ce terme guerrier revient constamment) de changer de politique. « Les dirigeants » écrit-il, « savent ce qu’ils font » et « mentent et inventent des mystifications pour continuer malgré tout à mettre en place les réformes qu’ils veulent ». Dans ce monde cynique de manipulation et de mensonge, tout débat démocratique devient inutile et seule la lutte radicale est légitime. Ce refus du débat ne se limite pas à l’univers des dirigeants et des politiques. Il inclut également la partie du monde intellectuel jugée hostile aux « idées progressistes ». Geoffroy de Lagasnerie avait ainsi signé, avec Edouard Louis, une tribune dans Libération en 2014, appelant à boycotter les Rendez-vous de l’histoire de Blois qui devaient être consacrés au thème « Les Rebelles », en dénonçant l’invitation qui avait été faite à Marcel Gauchet d’y prononcer prononcer la conférence inaugurale. Lagasnerie déclare ne pouvoir participer à une manifestation où il aurait à débattre avec « ce militant de la réaction » et appelle, sans craindre le ridicule, tous ceux « soucieux de l’état de la pensée démocratique et de la pensée tout court » à boycotter l’évènement.
Sur le plan politique, la règle majoritaire n’a évidemment pour lui aucun sens puisque la justice et le vrai sont du côté des « forces progressistes » quelle que soit leur représentation dans le pays. En lieu et place du débat démocratique, il faut donc miner le système de l’intérieur par la manipulation, l’action directe, l’entrisme et l’infiltration. La manipulation consiste à tenter « d’influencer les cerveaux de celles et ceux qui, dans quelques années, accèderont au pouvoir », c’est-à-dire les jeunes et les étudiants. Il faut ainsi investir l’université « lieu central pour toute stratégie qui entend être efficace ». Jusqu’à présent Geoffroy de Lagasnerie lui-même n’a que modestement réussi à investir ces lieux centraux de la vie intellectuelle puisqu’il est professeur à l’Ecole nationale supérieure d’arts de Cergy-Pontoise. Ses étudiants qui se préparent aux métiers d’arts ne sont probablement pas la cible idéale qu’il voudrait viser pour, comme il le dit, « mettre en place un programme souterrain de conquête des appareils de pouvoir ». L’entrisme trotskyste retrouve des couleurs mais a encore à faire ses preuves.
Dans cette panoplie, l’usage de la violence n’est pas condamné même si l’auteur a des doutes sur son efficacité, car « elle nous expose à la pénalité ». Ce thème de la violence donne lieu à quelques pages édifiantes sur l’abolition de toute considération morale dans son usage par les acteurs politiques qui se dressent contre les « forces réactionnaires ». Lagasnerie s’appuie sur le philosophe Gunter Anders qui, sur la fin de sa vie, justifia la violence contre le péril nucléaire, et qui « dans une belle réflexion, dit Lagasnerie, (…) refusa de s’infliger ce conflit moral. Se torturer avec cette question reviendrait à faire comme s’il en était responsable. Or ce sont les dominants qui nous mettent dans une situation telle que nous n’avons pas d’autre solution ». Il n’est évidemment pas besoin de réfléchir très longtemps pour penser à toutes les dérives auxquelles conduit inévitablement un tel sophisme. L’histoire l’a montré maintes fois, ceux qui justifient l’usage de la violence au nom d’idéaux élevés finissent toujours par en faire un moyen d’action politique ordinaire.
D’ailleurs, quelques pages plus loin, l’auteur fait un bel aveu en parlant de « l’inutilité des luttes contre la répression », car, dit-il, «si nous-mêmes accédions au pouvoir il est probable que nous réprimerions certaines formes d’activités ». Il cite les agressions d’extrême-droite contre les migrants, les musulmans ou les marches des fiertés LGBT, mais il est à craindre que la catégorie « agressions d’extrême-droite » soit dans son esprit extrêmement large. De toute façon, le refus du débat démocratique, le rejet de la légitimité majoritaire issue des urnes, et la conviction qu’ont les gens comme Lagasnerie de détenir seuls les principes de la justice et du bien ne peut que les conduire à vouloir les imposer par la force et si par malheur ils arrivaient au pouvoir (ce qui est heureusement très improbable) à vouloir les maintenir par la force. Poussée à son terme cette rhétorique anti-démocratique et messianique ne peut déboucher que sur la guerre civile et la dictature.
Au total ce vade-mecum de l’apprenti révolutionnaire n’a pas de quoi fasciner intellectuellement car il ne repose à proprement parler sur aucune théorie, ni même aucune analyse sérieuse et argumentée de la société. On n’a que l’exaltation de l’action révolutionnaire pour elle-même avec le but vague d’un monde de justice et de pureté. Comment expliquer alors le relatif succès de son auteur dans les médias ? Une explication simple, mais trop simple sans doute, serait la complaisance d’une partie de la gauche pour la pensée extrême. Anne Hidalgo, après avoir écouté Geoffroy de Lagasnerie sur France Inter, a tweeté « Inspirant ».
Au-delà, l’attirance qui semble croître, pour ces thèses radicales s’explique probablement par le marasme politique de la gauche française et sa déliquescence intellectuelle depuis la fracturation du parti socialiste. Lagasnerie a ceci d’attirant qu’il part d’un constat juste : les vieilles formes de la lutte politique et syndicale – défilés, manifestations, grèves – ne semblent plus avoir aucune efficacité. Elles paraissent s’apparenter à un rituel immuable qui n’a pas seule fonction que d’exprimer symboliquement une opposition et d’entretenir la flamme des organisations et de leurs mandants. Renouveler radicalement l’action politique peut ainsi séduire tous ceux qui, à gauche, se sentent orphelins et désorientés devant la disparition de la gauche de gouvernement. Par ailleurs, la radicalité et la violence sont une constante de l’histoire politique française à laquelle le mouvement des Gilets jaunes a donné une nouvelle actualité. Certains peuvent être séduits par l’idée de donner une structuration et une efficacité politique à cette nouvelle radicalité. C’est manifestement le projet de Goeffroy de Lasgasnerie et il semble effectivement rencontrer un certain écho dans la sphère intellectuelle et médiatique, même si ces idées restent, heureusement, ultra-minoritaires dans le pays.
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