Musk et Twitter, quelles leçons pour l’avenir des réseaux sociaux? edit
L’achat de Twitter par Elon Musk suscite un émoi qui peut à première vue étonner. L'ampleur de la polémique traduit en fait la place particulière que tient aujourd’hui le réseau à l’oiseau bleu, et les principes qu’il incarnait et qui semblent être soudainement remis en question.
Beaucoup de “twittos” et en particulier de super-utilisateurs issus du monde de la politique, des médias ou encore de la culture ont tout simplement le sentiment de se faire déposséder de quelque chose qui leur appartenait, au-delà des réalités économiques et capitalistiques, quelque chose qu’ils avaient contribué à construire, et qui se déconstruit aujourd’hui sous leurs yeux. Il faut, pour comprendre cela, revenir sur l’histoire du réseau, qui plus qu’aucun autre mérite le nom de média social. Issu en 2006 de la première vague des réseaux sociaux, juste après Facebook et dans la continuité des blogs – on parle d’ailleurs tout d’abord de plateforme de “microblogging” à son sujet – Twitter incarne les promesses et la légende dorée du web 2.0 : la possibilité ouverte à chacun de s’exprimer librement, en partageant son quotidien, ses goûts et ses idées ; l’horizontalité et le fantasme d’une “démocratie” directe (un “twitto” valant un autre “twitto”, accédant aux mêmes fonctionnalités techniques, quel que soit son rang, et pouvant en principe interpeller et échanger facilement avec des personnalités connues inscrites également sur la plateforme).
Rapidement, le réseau se crée une place à part dans l’univers numérique. Sa structure sociale le rend plus confortable et compréhensible pour des personnalités et dirigeants habitués à parler de surplomb à une large audience : à la différence de Facebook, la relation de base n’y est pas symétrique – on est ami d’un autre membre du réseau et réciproquement – mais asymétrique : on peut être suivi par des comptes sans avoir à les suivre. En outre, sa brièveté définitoire (les 140 puis 280 caractères), le principe des hashtags (mots-clés permettant d’agréger des tweets sur un même thème) et la mise en avant dans son design des thématiques les plus discutées à un moment donné (les “trending topics”) en font petit à petit un outil d’information sans égal parmi les réseaux sociaux, adopté massivement et préférentiellement par les journalistes et faiseurs d’opinion. Une tendance encore accrue par sa forte propension à la viralité, et la transparence par défaut qui y règne (l’information d’un compte Twitter, sauf action de l’utilisateur, est publique, ce qui va en faire l’eldorado des analystes de tendances et d’information). Militants, politiques et journalistes, organisations en tous genres – Etats démocratiques, mais aussi dictatures et même djihadistes – en font leur outil numérique de prédilection, contribuant plus encore à la prégnance du réseau dans les débats de société, des grandes élections présidentielles américaines et françaises au Printemps arabe et à de nombreux mouvements politiques et sociaux tout autour du globe, dont Twitter est à la fois acteur et témoin.
Cette appropriation de la plateforme par l’univers de la politique et de l’information, qui n’était probablement pas le dessein originel de ses fondateurs – et qui ne témoigne sans doute pas non plus de la réalité quantitative de ses usages actuels – l’a comme progressivement dépossédée d’elle-même. Rattrapé et sans doute dépassé par les enjeux politiques et sociaux qui se jouent sur ses comptes, Twitter s’est retrouvé dans la situation paradoxale d’être une société privée, à but lucratif et à finalité initiale de loisir, soumise à des responsabilités et exigences de service public, voire de territoire – numérique – à administrer ; tirée à hue et à dia par des injonctions culturelles et légales contradictoires, conséquence de son implantation mondiale. Quelle parole est acceptable ? Comment donner accès à chacun à un maillon désormais essentiel de la chaîne de l’information ? Y parler est-il un droit ? Peut-on fermer le compte d’un chef d’état qui dérape ? Comment “modérer” une quantité astronomique de conversations, dépassant toujours déjà les moyens qu’on y affecte ?
Pour répondre à ces problématiques, Twitter avait jusque-là suivi une ligne de conduite que l’on pourrait résumer par trois principes implicites, également observés chez les autres grandes plateformes sociales. Principe de gratuité-équité – l’accès aux fonctions de base, hors achat d’espace, est libre, en “échange” de ses données. Principe de neutralité – la plateforme et ses dirigeants gardent une posture de retrait dans les grands débats politiques nationaux. Principe enfin de défense de la démocratie, voire du progressisme. Certes, comme Facebook, et comme l’ensemble des plateformes, Twitter est victime de problèmes aussi graves que lancinants qu’il n’a jamais été capable (certains diront pleinement désireux, pour des raisons économiques) de régler une fois pour toutes : discours haineux ou trompeurs, complotistes, racistes et antisémites, manipulations par des techniques “d’astroturfing”, algorithme de sélection des informations aux règles douteuses voire calamiteuses… Mais si on pouvait douter de l’efficience des méthodes et des moyens proposés (la fameuse “certification” en tête, label de vérification de l’authenticité d’un compte, inventée par Twitter et reprise par les autres réseaux), l'entreprise, dans ses fins dernières et les discours de ses dirigeants, n’en semblait pas moins désireuse de corriger ces problèmes. Le compte de Donald Trump, super-utilisateur emblématique à bien des égards, avait ainsi été suspendu à l’issue des émeutes du Capitol. Des fonctionnalités de signalement des comptes problématiques, et de protection des comptes victimes, avaient été progressivement introduites et renforcées, tout comme des mesures de transparence et de contrôle pour la publicité politique et les comptes de propagande étatique.
Le malaise et les polémiques générés par le rachat par Elon Musk peuvent s’analyser sous cette perspective. Les déclarations erratiques de l’entrepreneur semblent régulièrement prendre de front les trois principes énoncés ci-dessus, et qui fondaient pour beaucoup le “contrat de confiance”, même s’il était souvent considéré comme mince, entre la plateforme et ses utilisateurs les plus engagés. Remise en cause du système de certification, désormais au moins en partie censitaire car lié à un abonnement payant (les premiers exemples de comptes problématiques certifiés par ce biais sont vite apparus). Commentaires (préalables au rachat) sur l'erreur du bannissement de Donald Trump, sur fond d’une conception libertarienne de la liberté de parole, et même appel à voter pour les Républicains aux élections américaines de mi-mandat. Multiplications d’annonces d’évolutions radicales et parfois même contradictoires, susceptibles de remettre en cause les équilibres déjà précaires du réseau. À cette liste non exhaustive s’ajoute la suractivité du dirigeant sur ce qui est désormais sa propre plateforme, avec une abondance de tweets rédigés sans filtre, et sans grand souci du politiquement correct ni de l’approbation des “piliers” du réseau – ligne éditoriale sans doute habituelle pour le fondateur de Tesla, mais rompant avec l’ethos de réserve de ses homologues des GAFA. Sans oublier, enfin et à un autre plan, la question posée par la concentration de moyens médiatiques et industriels stratégiques entre les mains d’un seul propriétaire - mais Twitter n’est bien sûr pas la seule entreprise concernée.
Pour beaucoup d’utilisateurs historiques, en résumé, et pour filer la métaphore politique, non seulement Elon Musk ne ferait pas le nécessaire pour “habiter la fonction” de dirigeant de cette plateforme hybride, mi-réseau social, mi-institution médiatique et politique ; mais plus encore, il en altérerait profondément la nature, même s’il répète régulièrement vouloir préserver la qualité du réseau, notamment en luttant contre les faux comptes. À tel point qu’un mouvement de sortie de Twitter, en particulier au profit de son concurrent libre et décentralisé Mastodon, se dessine à nouveau (ce n’est pas la première fois, ni le seul réseau concerné, Facebook ayant également eu à subir de tels appels au départ par le passé – sans grands effets jusque-là).
La prudence s’impose à ce stade quant aux conséquences à moyen et long terme de ces débuts tonitruants, qui rejailliront probablement sur l’ensemble des réseaux sociaux. Il est d’abord possible qu’Elon Musk, “rattrapé par la fonction” (ou plus prosaïquement par la fuite des annonceurs), prenne au fil des semaine toute la mesure de la complexité de sa nouvelle acquisition et œuvre dans le sens d’un fonctionnement plus équilibré du réseau, et répondant à ses problèmes de longue date, “fake” de tous ordres en tête. Il est également imaginable qu’il parie sur l’effet de masse et l’absence de réel concurrent – qui, parmi ceux qui y ont agrégé une belle audience, a réellement intérêt à quitter Twitter, est-ce même une option envisageable, tant le réseau est (encore) central ? Il est enfin possible qu’il ait fait pragmatiquement le deuil des milieux politique et journalistique qui avait pris leurs quartiers et leurs habitudes sur la plateforme, mais lui apportaient finalement plus de problèmes, que de rentrées d’argent. Car c’est au bout du compte la question fondamentale qui est mise au jour par ces péripéties : le modèle rêvé d’une plateforme numérique d’expression libre et sécurisée, indépendante et respectueuse de la démocratie, n’est-il pas fondamentalement incompatible avec sa détention par des acteurs privés, tenus par une exigence de rentabilité ? Ne vit-on pas la fin d’une utopie aporétique, permise pendant quinze ans par la bienveillance des investisseurs, la manne des revenus publicitaires et surtout par le bon vouloir conjoncturel de quelques fondateurs et de leurs équipes ?
Si Twitter et son acquéreur sont assurément une partie de l’équation, sa résolution, plus que jamais est l’affaire de tous, puissance publique en tête.
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