Revenu universel: trois orientations edit
L’idée d’un revenu universel apparaît ponctuellement dans les réflexions et propositions politiques. Elle bénéficie, actuellement, d’un intérêt de plus en plus marqué, en France comme à l’étranger. Des pays aussi différents que la Namibie et les Pays-Bas soutiennent des expérimentations à l’échelle locale. Depuis les années 1970, en raison de la richesse pétrolière, l’Alaska verse chaque année un dividende uniforme à tous ses habitants. En 2015, le gouvernement finlandais a annoncé une refonte de son État-providence pour mettre en place un revenu universel substantiel. En France, de plus en plus d’experts (de philosophes à des spécialistes du numérique) et de parlementaires suggèrent une telle option. Ils soutiennent, au moins, la nécessité de réfléchir avec sérieux à une idée très importante. Celle-ci varie très significativement selon les projets, eux-mêmes présentés sous des appellations variées. On parle aussi ainsi, avec des contenus qui ne sont pas forcément les mêmes, de revenu de base, de citoyenneté ou d’existence.
Ses formes, ses paramètres, ses cibles varient selon les projets. Au nom du revenu universel, on peut mettre au jour trois orientations bien différentes. Avec un tel outil, certains veulent compléter le système public de redistribution. D’autres souhaitent le réorienter. D’autres, encore, y voient un recours pour supprimer l’Etat providence.
Dans le contexte français, des personnalités politiques aussi différentes (par ordre alphabétique) que Christine Boutin, Arnaud Montebourg, Dominique de Villepin ont, ces dernières années, proposé la mise en œuvre de ce revenu universel. Il en va, dans ces options, de lutte contre la pauvreté et de dignité des citoyens. En 2014, le dynamique think tank libéral Génération Libre a proposé une refonte intégrale, et documentée techniquement, du système socio-fiscal français. Le propos est de simplifier le modèle social français et de permettre à tout un chacun un revenu minimum décent. Sans les effets pervers de l’architecture bureaucratique complexe de la protection sociale contemporaine. Un LIBER (une prestation de 450 euros par adulte) et une LIBERTAXE (un prélèvement à taux fixe sur l’ensemble des revenus) incarneraient ce big bang. Très récemment, en ce début 2016, un rapport du Conseil national du numérique a plaidé pour l’expertise approfondie de différents scénarios de revenu universel, ceci afin d’adapter la France à la révolution numérique à l’œuvre, et à la transformation du monde du travail encore à revenir. Au Parlement, un amendement au projet de loi pour la République numérique a été discuté le 19 janvier. Cet amendement n’appelle pas à la création ex nihilo d’un revenu universel mais invite le gouvernement à remettre au Parlement, au plus tard le 30 juin 2016, un rapport sur l’instauration d’un revenu de base à l’heure de la révolution numérique et des mutations qu’elle entraîne sur le travail. Ce rapport comprendrait une étude de faisabilité macro-économique, une étude d’impact comparative des différentes approches de cette proposition ainsi qu’une analyse des expérimentations en cours, internationales et locales, d’un tel revenu de base.
Bien entendu, une question essentielle, parmi d’autres, relève du montant de ce revenu universel ou de base. Caricaturons, d’abord. S’il s’agit d’un montant symbolique de 1 ou 2 euros par an et par personne vivant en France, la charge (65 ou 130 millions d’euros) est supportable mais le revenu est négligeable. À l’inverse, si le montant de ce revenu universel devait se situer, comme la plupart des propositions l’évoquent, à un niveau moyen entre le RSA et le SMIC, la perspective n’est plus la même. À 500 euros mensuels, le revenu universel coûterait 390 milliards d’euros. À 800 euros, 624 milliards d’euros. Certes la fiscalité, avec un revenu universel nécessairement assujetti à l’impôt, permettrait de récupérer une partie de la dépense. Celle-ci n’en resterait pas moins substantielle. Admettons qu’il en coûte, en net, avec un scénario à 800 euros, 450 milliards d’euros. Il s’agit du montant des dépenses de sécurité sociale ! D’où une nouvelle question essentielle : comment finance-t-on l’opération ? Par des prélèvement obligatoires supplémentaires ? Par une refonte totale du système de protection sociale ?
On le voit, les questions ne manquent pas. Elles relèvent de multiples débats sur les effets désincitatifs à l’emploi de telles prestations inconditionnelles, de difficultés dans leur financement, de capacités à soutenir également une protection sociale large. De fait, le sujet n’est pas neuf. Et pour bien le comprendre, il faut bien avoir à l’esprit qu’il s’incarne à travers des instruments et, surtout, des objectifs différents.
Qu’il s’agisse d’une allocation mensuelle ou d’une dotation versée une fois, le grand précurseur souvent cité est Thomas Paine. Dans un court manifeste adressé au Directoire en 1797, La justice agraire, il proposait, outre les bases d’un système de retraite, qu’une somme de 15 livres – de quoi alors acheter une vache et un peu de terrain – soit versée à tous les jeunes arrivant à l’âge de vingt-et-un ans, afin de faciliter leur « commencement dans le monde ».
La proposition s’est considérablement enrichie. Elle dispose maintenant de multiples variantes, avec des visées différentes.
Une première famille de propositions vise à compléter les systèmes de transferts sociaux en place. Et l’instrument privilégié n’est pas alors une prestation mensuelle universelle, mais une dotation initiale en capital. Il s’agit de doter les jeunes, un peu à la Thomas Paine pourrait-on dire, d’un montant relativement conséquent leur permettant de financer leurs premières années adultes (qu’ils souhaitent étudier, investir ou voyager). La philosophie de ce type de mécanismes repose d’abord sur les droits naturels, chacun ayant droit, en quelque sorte, à une fraction de propriété sur le monde. Elle repose ensuite sur le souci d’égaliser, autant que faire se peut, les opportunités au moment de la majorité. Faut-il que les fonds versés soient affectés à des utilisations particulières (formation) ? Faut-il que le système soit à éligibilité universelle ou ciblée ? Les débats techniques font rage mais la grande interrogation procède toujours du financement. Va-t-on raisonner à prélèvements obligatoires inchangés ou bien va-t-on augmenter certains impôts ? Pour financer ces dotations en capital, l’idée, soutenue autant par des libéraux que par des auteurs plus interventionnistes (dont récemment le britannique Anthony Atkinson), serait de creuser la veine fiscale de l’augmentation de la taxation des héritages, donations et successions.
Une deuxième famille de propositions vise non seulement à compléter mais aussi, et plus fondamentalement, à réorienter la redistribution. Là aussi, l’instrument privilégié serait la dotation en capital. De fait il y a bien des convergences entre les deux idées. D’ailleurs, il suffirait de placer la dotation et d’en servir mensuellement les intérêts pour transformer le système en un revenu universel. Sans contrôle de ressources, sans contrainte de travail, totalement individualisé, le revenu universel est pour ses partisans une consolidation et une réorientation du système de redistribution. Les partisans des dotations en capital ont, au fond, la même visée. Revenu minimum et dotations en capital relèvent, de la sorte, d’une logique que l’on aime dire aujourd’hui « d’investissement social ». Les politiques sociales ne doivent plus être organisées de manière à compenser et à réparer, mais fondamentalement à investir dans la jeunesse, le capital humain et la responsabilité individuelle.
Une troisième famille de propositions consiste à remplacer l’État providence. Charles Murray incarne cette troisième possibilité. Libertarien américain aux thèses honnies mais très rarement lues en France, Murray constate que la population américaine n’a jamais été aussi riche. Chaque année les pouvoirs publics organisent la redistribution de plus de mille milliards de dollars afin de financer des systèmes collectifs de retraite, d’assurance maladie et de lutte contre la pauvreté. Or il y a toujours des millions de pauvres, de retraités à très faibles pensions, et de personnes qui n’accèdent pas aux soins. Pour Murray, seul un gouvernement peut dépenser autant d’argent de manière aussi inefficace. Et à la déresponsabilisation individuelle s’ajoute la déréliction collective. La solution, simple, apparaît : il faut donner cet argent aux gens ! Concrètement, le plan de Murray est de convertir tous les transferts sociaux en une allocation unique, forfaitaire et uniforme. Le montant des impôts serait divisé par le nombre d’adultes, et une prestation serait versée directement à chaque Américain. Au total, Murray imagine qu’il est possible de transférer annuellement à chaque citoyen américain de plus de 21 ans (sauf en cas d’incarcération…) 10 000 dollars, 2 000 étant pré-affectés à des fonds de pension, et 3 000 à des sociétés d’assurance.
Le projet de revenu universel nourrit donc des ambitions bien divergentes. Tous les auteurs ont conscience du caractère profondément structurel et parfois utopique de leurs propositions. Il faut cependant noter combien les argumentations se perfectionnent, tant sur le plan des justifications de principe que sur celui des simulations économiques. Souvent considérées comme farfelues en France, ces idées et ces outils progressent. Thomas Paine sera peut-être un jour, en partie, entendu dans un des pays dont il fut citoyen. Avec une prestation dont il faut fondamentalement savoir si elle vient s’ajouter, en le réformant à la marge, au système en place. Ou si cette prestation vient totalement transformer le système de protection sociale.
Une dernière remarque s’impose tout particulièrement dans le contexte français. En effet, la protection sociale y est, globalement, universelle. Au terme d’un parcours historique long, assurance maladie et assurance retraite sont aujourd’hui totalement universelles, au sens où tout le monde peut être pris en charge, au moins à un niveau socle. Le débat le plus essentiel, avec le revenu universel, en France, est donc bien de savoir s’il vient renforcer ou concurrencer ce caractère universel de la protection sociale.
Références
Anthony Atkinson, Inequality. What can be done ?, Harvard University Press, 2015 (traduit sous le titre Inégalités, au Seuil, ce mois de janvier).
Bruce Ackerman, Anne Alstott et Philippe van Parijs (dir.), Redesigning Distribution. Basic Income and Stakeholder Grants as Cornerstones for an Egalitarian Capitalism, Londres, Verso, « The Real Utopias Project », 2006.
Charles Murray, In Our Hands. A Plan to Replace the Welfare State, Washington, AEI Press, 2006.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)