Trump II: une farce? Non, une tragédie. edit
Lorsque l’on considère l’histoire actuelle des États-Unis, on est tenté d’inverser la fameuse séquence identifiée par Marx dans Le 18e Brumaire de Louis Bonaparte. Certes, il est sans doute exagéré de voir dans le premier mandat présidentiel de Donald Trump une simple farce. Mais c’est bien à quoi il ressemblera en comparaison de la tragédie qui pourrait suivre si, comme c’est tout à fait possible, il est élu président en 2024.
Aucun président américain, depuis l’investiture de George Washington en 1789, n’a été inculpé pour activité criminelle, jusqu’à ce que Donald Trump soit inculpé pour 91 crimes en 2023. Quatre procès sont prévus, pour des accusations comprenant la tentative de subversion de l’élection présidentielle de 2020, la fraude aux dépens de l’État, l’empêchement du collège électoral de certifier les résultats de l’élection de 2020, le refus du vote des citoyens, l’obstruction à la justice, la rétention de documents fédéraux classifiés et la corruption de témoin.
Le comportement criminel de Trump n’est qu’un début, et ne s’arrêterait pas s’il était réélu. Par exemple, il a fait remarquer que la Constitution devrait être ignorée si elle faisait obstacle à son retour au pouvoir et il a proclamé qu’il assumerait des pouvoirs dictatoriaux dès le premier jour de son second mandat présidentiel.
La rhétorique et le comportement vulgaires, bigots et cruels de Trump ont approfondi les divisions sociales et empoisonné le débat politique. Par exemple, dans un discours de novembre dernier[1] qui n’est pas sans rappeler Mein Kampf, il s’est engagé, s’il était réélu, à « extirper les communistes, les marxistes, les fascistes et les voyous de la gauche radicale qui vivent comme de la vermine dans les limites de notre pays, qui mentent, volent et trichent aux élections... » Il a affirmé que les immigrés « empoisonnent notre sang américain » et « inondent vos villes de drogues mortelles, vendent vos emplois à la Chine, mutilent vos enfants ». Il a préconisé de tirer à vue sur les voleurs à l’étalage et a qualifié les médias d’« ennemis du peuple » (parce qu’ils remettent en cause ses mensonges). Il a qualifié le président Joe Biden d’« ennemi de l’État », de « fou furieux » et d’« escroc impitoyable » qui devrait faire l’objet de poursuites pénales. Ses délires ont encouragé la Chambre des représentants, contrôlée par les républicains, à entamer une procédure de destitution totalement infondée à l’encontre du président Biden.
Si Trump est condamné dans l’un de ses procès, cela ne l’empêchera légalement ni de se présenter, ni d’être élu. Si c’est le cas, dans ce scénario hypothétique qui n’a rien de fictif, il pourrait même gouverner depuis une cellule de prison ! Par ailleurs, une fois élu, il pourrait être autorisé par la Constitution à se gracier lui-même pour ses condamnations fédérales passées et à ordonner à un procureur général choisi par ses soins d’abandonner les poursuites pénales fédérales en cours contre lui. (Toutefois, le pouvoir de grâce ne s’étend pas aux condamnations prononcées par les tribunaux d’État.)
Trump pourrait être empêché de se présenter aux élections si la Cour suprême des États-Unis jugeait qu’il a violé le 14e amendement de la Constitution. Cet amendement, adopté après la guerre de Sécession pour empêcher les anciens élus confédérés de candidater à nouveau, précise qu’un ancien représentant de l’État qui s’est engagé dans une « insurrection ou une rébellion » contre les États-Unis ou qui a « apporté aide ou réconfort aux ennemis » de la Constitution se voit interdit d’occuper à nouveau une fonction publique. La Cour suprême du Colorado a statué le 19 décembre 2023 que le rôle de Trump dans l’insurrection du 6 janvier le rendait inéligible à l’investiture républicaine pour la présidentielle. Cependant, ce jugement a fait l’objet d’un appel devant la Cour suprême des États-Unis, qui annulera sans doute la décision du tribunal du Colorado.
Le comportement antidémocratique passé de Trump n’est qu’un avant-goût de ce qui nous attend s’il retrouve le pouvoir. Un exemple est la façon dont il a transformé le Parti républicain, un parti de centre-droit devenu un instrument pour promouvoir des objectifs d’extrême droite. Pratiquement tous les dirigeants du Parti républicain ont ignoré ou, plus souvent, défendu son comportement[2]. Lors d’un récent débat des primaires présidentielles républicaines, la plupart des participants ont déclaré que, si Trump était le candidat du parti et qu’il était condamné lors d’un prochain procès, ils soutiendraient néanmoins sa candidature. Quant à Trump lui-même, lorsqu’on lui a demandé s’il accepterait les résultats des élections de 2024, il a répondu que cela dépendait du fait qu’il gagne ou non les élections !
Les immenses dégâts que Trump a déjà causés sembleraient probablement bénins s’il était réélu en 2024, surtout si les Républicains remportent les deux chambres du Congrès (ce qui semble tout à fait possible). Du fait de l’inexpérience politique de Trump au cours de son premier mandat, de son comportement erratique et de l’opposition occasionnelle de quelques membres de son Administration, il n’a pas pu atteindre certains objectifs particulièrement dangereux. Ces ratés ne suggèrent-ils pas que le système constitutionnel de « checks and balances », conçu précisément pour empêcher un démagogue de centraliser le pouvoir, mettrait en échec les pires excès de Trump au cours de son second mandat ? En guise de réponse, il serait bon de tenir compte de l’avertissement d’un éminent journaliste : « L’Amérique a survécu au premier mandat de Trump, non sans subir de graves dommages. Un deuxième mandat, s’il y en a un, sera bien pire.[3] »
De fait, il y a plusieurs raisons de s’interroger sur la capacité du système politique américain à freiner Trump. Tout d’abord, si sa tentative de coup d’État du 6 janvier 2021 a échoué, il s’en est fallu de peu qu’elle ne réussisse. Si le vice-président Pence et les responsables des élections dans plusieurs États-clés n’avaient pas refusé d’obéir aux ordres illégaux de Trump, il pourrait être président aujourd’hui[4].
Deuxièmement, plutôt que de mettre fin à la menace que représentait Trump, l’échec du coup d’État lui a permis de tirer des leçons pour augmenter les chances de réussir le prochain. Par exemple, l’importance donnée à la sélection de responsables loyalistes pour les postes de l’Administration. Trump cherche à prévenir de futures « trahisons », en s’appuyant sur un processus de filtrage minutieux mené par la Heritage Foundation, un think tank d’extrême droite[5]. Une fois que Trump aura fermement dominé la bureaucratie fédérale en 2024, et surtout si le Parti républicain remporte les deux chambres du Congrès, il aura les coudées plus franches que lors de son premier mandat.
Troisièmement, le système américain d’équilibre des pouvoirs est très imparfait. La Constitution contient de nombreuses ambiguïtés, silences et failles. Cela n’a rien de surprenant, étant donné qu’elle a été rédigée il y a bien plus de deux siècles et qu’elle a rarement été modifiée. Elle offre de multiples possibilités d’exploitation à une personnalité autoritaire comme Trump[6]. Le respect de la lettre et, plus encore, de l’esprit de la Constitution dépend de la retenue, de la bonne foi et du respect des normes démocratiques par les dirigeants politiques – des qualités dont Trump est manifestement dépourvu. Comme l’a fait remarquer un commentateur : « Trump a démontré que la confiance est un luxe que nous ne pouvons plus nous permettre. »[7] (Par contraste, rappelez-vous la dignité d’Al Gore acceptant la décision contestable de la Cour suprême qui en 2000 déclara George W. Bush vainqueur).
Enfin, le système institutionnel de checks and balances ne s’applique pas automatiquement. Sa mise en œuvre demande la coopération du Congrès, du pouvoir judiciaire, de l’armée et de l’Exécutif, en particulier les « départements » (ministères) de la justice et de la sécurité intérieure. Trump ne décolérait pas lorsque, au cours de son premier mandat, il s’est heurté à ce qu’il considérait comme des trahisons de la part de personnes qu’il avait nommées, et dont il était parfois proche. Plutôt que d’avaler la pilule amère de la défaite en 2020, il a organisé un plan pour empêcher le Congrès de certifier l’élection afin d’autoriser la Chambre des représentants à l’élire président.
Mes précédents articles dans Telos analysaient ce que j’appelais un « coup d’État au ralenti », c’est-à-dire une tentative d’accéder au pouvoir par des moyens douteux[8]. Si ces analyses et d’autres ont pu paraître exagérément sombres lors de leur première publication, la situation était en réalité encore plus grave.[9] Des enquêtes ultérieures ont révélé qu’au lieu d’être le soulèvement spontané qu’il semblait être à l’époque, le 6 janvier était le résultat d’une planification préalable méticuleuse et d’une coordination de Trump et de ses fidèles avec des groupes d’autodéfense paramilitaires, des avocats corrompus et des fonctionnaires. Au départ, il semblait que Trump et ses plus proches alliés avaient l’objectif manifestement irréaliste et donquichottesque de renverser directement le gouvernement. S’ils visaient bien à subvertir l’élection, ils aussi ont cherché à le faire par la voie indirecte en empêchant le Congrès et le vice-président Pence de se conformer à leur mandat légal de certifier la victoire de Biden au collège électoral. Dans une telle situation, la Chambre des représentants se voit déléguer le pouvoir d’élire le candidat gagnant et, point crucial, chaque État dispose d’une seule voix. Étant donné que le Parti républicain contrôlait à l’époque la majorité des délégations des États à la Chambre, une élection organisée de la manière prescrite aurait très bien pu aboutir à l’élection de Trump ! Le stratagème a échoué lorsque le vice-président Michael Pence a refusé d’outrepasser son autorité en retardant le vote ou en rejetant frauduleusement la certification de la victoire de Biden par certains États clés.
Qu’en est-il de l’avenir ? Le deuxième mandat de Trump sera sans doute bien plus destructeur que le premier. Les abus de son premier mandat, qui ont culminé avec la catastrophe du 6 janvier, serviront de tremplin pour de nouvelles attaques contre les institutions. De plus, la réélection de Trump équivaudrait à un verdict démocratique l’exonérant de toute responsabilité pour ses méfaits passés.
À l’approche des élections de 2024, on assiste à une cascade d’avertissements sur les dangers d’une victoire de Trump. Quelques exemples : un éditorial du St. Louis Post Dispatch (5 décembre 2023) : « Le temps presse pour protéger la démocratie d’un homme qui a pratiquement annoncé son intention de la tuer » ; un article de The Economist intitulé « Donald Trump Poses the Biggest Danger to the World in 2024 » (16 novembre 2023) ; un numéro spécial de The Atlantic, « If Trump Wins » (janvier-février 2024). Malheureusement, aussi instructives que soient ces analyses, on peut douter qu’elles aient atteint un public suffisamment large.
Compte tenu du bilan effroyable de Trump et de la possibilité d’un « coup d’État au ralenti », il est étonnant qu’il soit non seulement le favori pour l’investiture républicaine à la présidence, mais qu’il devance son probable rival, Joe Biden, dans les sondages électoraux. Qu’est-ce qui explique que le candidat préféré d’une majorité d’Américains à l’élection présidentielle de 2024 soit un menteur, un fraudeur, un tricheur, un misanthrope, un bigot, un violeur, un raciste et très probablement un criminel condamné, dont les visées fascistes sont évidentes ? Bien qu’une réponse adéquate dépasse le cadre de cet article, trois facteurs permettent d’expliquer pourquoi Trump est en tête des sondages : (a) transactionnel : de nombreux électeurs le soutiennent pour des raisons politiques : le fait qu’il ait construit une section d’un mur avec le Mexique, qu’il ait intensifié les mesures visant à dissuader l’immigration, qu’il ait annulé les réglementations environnementales, qu’il ait réduit les impôts (bien que de manière régressive) et qu’il ait nommé à la Cour suprême trois juges qui ont fait basculer la Cour dans une direction très conservatrice ; (b) un culte de la personnalité : Trump a l’étrange capacité de susciter une adoration digne d’un culte de la part de ses partisans les plus fidèles. Les sondages révèlent que des millions d’électeurs déclarent avoir l’intention de voter pour Trump, même s’il est condamné avant l’élection[10] ; (c) la relative impopularité de Joe Biden, que la plupart des Américains considèrent comme vieux et infirme, et qui a reçu peu de crédit pour les réalisations importantes de son premier mandat, y compris les dépenses massives pour les infrastructures physiques et les actions qui ont aidé à atténuer le changement climatique, à réduire la pauvreté des enfants, à freiner l’inflation, à surmonter une récession et à contrer la pandémie de Covid-19. L’impopularité de Biden s’explique également par le fait que de nombreux électeurs (en particulier les plus jeunes) critiquent ce qu’ils considèrent comme un soutien unilatéral à Israël dans sa guerre contre le Hamas après le 7 octobre et des efforts insuffisants pour persuader Israël de mettre fin au siège et au bombardement de la bande de Gaza. Par conséquent, de nombreux anciens partisans de Biden ne reconnaissent sans doute pas l’intérêt de voter pour un candidat imparfait afin d’empêcher un candidat encore plus imparfait de gagner. Ce résultat peut en partie être à leur sous-estimation des dommages que causera une victoire de Trump. Si suffisamment de partisans désabusés de Biden s’abstiennent le 5 novembre 2024 ou votent pour des candidats tiers, Trump est certain de gagner. Un prochain article analysera ce qui pourrait s’ensuivre.
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[1] Marianne LeVine, “Trump Calls Political Enemies ‘Vermin,’ Echoing Dictators Like Hitler, Mussolini,” Washington Post, November 12, 2023. Voir aussi Ian Prasan Philbrick et Lyna Bentahar, “Donald Trump’s 2024 Campaign, in His Own Menacing Words,” The New York Times, December 5, 2023.
[2] Parmi les rares et courageuses exceptions, on compte Liz Cheney, ancien chef du groupe républicain à la Chambre des représentants (voir Liz Cheney, Oath and Honor : A Memoir and a Warning, New York, Little, Brown, 2023) qui a été évincée de la présidence du groupe Republicain à la Chambre par ses collègues républicains ; et Paul Ryan, ancien président républicain de la Chambre, qui a récemment décrit Trump comme un « narcissique autoritaire ».
[3] Jeffrey Goldberg, “A Warning,” The Atlantic, January/February 2024.
[4] Pour les preuves du rôle clé de Trump le 6 janvier, voir House of Representatives Select Committee to Investigate the January 6th Attack on the Capitol, Final Report (New York, Macmillan, 2022).
[5] Heritage Foundation, Project for Leadership, Presidential Transition Project 2025: Building Now for a Conservative Victory through Policy, Personnel, and Training (Heritage Foundation, Washington, D.C., 2023).
[6] David Frum, “The Danger Ahead: If Trump Wins, He’d Bring a Better Understanding of the System’s Vulnerabilities, More Willing Enablers, and a More Focused Agenda of Retaliation Against His Adversaries,” The Atlantic, January/February 2024.
[7] David French, “It’s Time to Fix America’s Most Dangerous Law,” The New York Times, December 4, 2023.
[8] Mark Kesselman, « États-Unis : un coup d’État légal au ralenti », Telos, 11 janvier 2022 et « Le risque d’un coup d’État légal aux États-Unis », Telos, 11 octobre 2021.
[9] Les preuves sont fournies par les récits d’anciens associés de Trump dans les procès criminels, les rapports d’enquête et des publications comme Peter Baker et Susan Glasser, The Divider: Trump in the White House (New York, Random House, 2023), Liz Cheney, Oath and Honor: A Memoir and a Warning (op. cit.), Cassidy Hutchinson, Enough (New York, Simon & Schuster, 2023), Miles Taylor, Blowback: A Warning to Save Democracy from the Next Trump (New York, Simon & Schuster, 2023), et le Final Report of the House of Representatives Select Committee to Investigate the January 6th Attack on the Capitol (New York, Macmillan, 2022).
[10] Étant donné la lenteur de ces procès, il est probable qu’aucun ne se termine avant les élections du 5 novembre 2024.