Une génération perdue pour la politique? edit
Dans une série d’intéressants articles réunis dans un ouvrage qu’il a coordonné[i], le sociologue Vincent Tiberj s’interroge sur l’évolution de la participation politique des jeunes. On sait que ce sont des électeurs intermittents, très peu mobilisés sur les élections locales ou européennes, un peu plus sur l’élection présidentielle. Mais quel que soit le type d’élection, Vincent Tiberj montre que plus les générations sont récentes moins l’appétence au vote est élevée. En construisant l’indicateur de façon un peu différentes de la sienne (en cumulant les intentions de voter aux élections nationales et locales) on constate une régression impressionnante de l’appétit électoral : dans les cohortes les plus récentes (celles nées en 1991 et après), 40% des électeurs potentiels disaient (dans l’enquête EVS 2018) ne jamais voter à l’un ou l’autre des deux types d’élection (locale ou nationale), alors que ce n’était le cas que de moins de 10% des électeurs nés avant 1981, et de 18% de ceux de la génération intermédiaire (1981-1990). Bien sûr les cohortes récentes ont eu moins souvent l’occasion d’exprimer leurs choix politiques ayant moins eu de possibilités de participer à des élections, mais la question est formulée de telle sorte (Lorsqu’il y a des élections, votez-vous toujours, souvent ou jamais ? Pouvez-vous me répondre pour chaque niveau électoral ?) qu’elle indique une intention assez générale de s’exprimer par le vote.
Vincent Tiberj voit plus dans ce retrait électoral un effet de génération qu’un effet de moratoire (selon la thèse d’Anne Muxel pour qui les jeunes ne font que repousser le moment des choix électoraux et de la socialisation politique). Son interprétation est que les jeunes rejettent l’offre politique qui leur est proposée à travers les mécanismes de la démocratie représentative, au profit de « nouvelles formes d’action politique ». On notera au passage qu’il le fait à travers une lecture très critique (et pas exempte de jugements de valeurs) de la démocratie représentative qui « aboutit à amoindrir le rôle des citoyens », le vote étant selon lui « un mode de participation dirigée par les élites ». Il lui oppose donc une mode de « participation contre les élites » qui fait évidemment référence aux modes d’action de type protestataire[ii]. Pour mesurer cette orientation protestataire il utilise des questions classiques sur le fait de signer une pétition ou de participer à une manifestation.
Le problème, et Vincent Tiberj le reconnaît honnêtement, c’est que les résultats empiriques ne viennent pas tout à fait à l’appui de sa thèse du remplacement d’un mode d’action (le vote), par un autre (la protestation) dont les jeunes générations seraient les porteurs. En effet, comme il le constate lui-même dans son papier, les « post-babyboomers » ne montrent pas une appétence plus grande pour les moyens d’actions protestataires que les babyboomers malgré l’élévation du niveau d’éducation qui aurait dû la faire croître. Pour le vérifier de mon côté je suis revenu aux mêmes données qu’il utilise, en les traitant de manière un peu différente. La figure 1 montre l’évolution du pourcentage de jeunes (15-29 ans) et de moins jeunes (30 ans et plus) qui ont au moins une fois participé à une manifestation, rejoint un boycott, signé une pétition ou participé à une grève. Cette propension à l’action protestataire a certes progressé depuis 1981, mais de façon modérée. Mais surtout, l’écart entre les jeunes et les moins jeunes est très faible[iii]. La progression des modes d’action protestataire paraît plus relever d’un effet de période que d’un effet de génération.
On peut vérifier de manière précise la thèse du glissement de la participation politique conventionnelle vers la participation protestataire dans les jeunes générations. Si cette thèse était vérifiée on devrait trouver que les jeunes protestataires sont moins portés que les autres à participer de façon conventionnelle à la vie politique par l’usage du droit de vote. Or, comme le montre la figure 2, c’est l’inverse qui est vérifié.
Figure 1. La propension à la protestation en France en fonction de l’âge de 1981 à 2018
Les jeunes au profil protestataire (ayant fait au moins un acte de ce type) sont nettement plus nombreux à voter systématiquement que les jeunes non protestataires. À l’inverse chez les adultes (beaucoup plus souvent votants systématiques) la différence est faible. La protestation semble donc un registre d’action politique qui est plus complémentaire que substitutif à la participation politique conventionnelle. Dans une certaine mesure c’est rassurant : les jeunes protestataires ne trouvent pas que les mécanismes classiques de la démocratie représentative sont incompatibles avec leurs modes de participation et d’engagement politique.
Figure 2. La propension à voter en fonction du comportement protestataire en France en 2018 (EVS)
Mais il y a un aspect moins rassurant : ceux que Vincent Tiberj appelle les « non participants », c’est-à-dire ceux qui ne votent pas systématiquement et qui n’ont jamais protesté, sont nettement plus nombreux dans les générations récentes : 28% dans la génération post-1990, 19% dans la génération immédiatement précédente (1981-1990), alors qu’ils n’étaient que 11 à 12% dans les générations du baby-boom. Même si l’action protestataire a légèrement progressé, cela ne semble pas avoir fait régresser une tendance au retrait politique chez les jeunes, bien au contraire.
Sans doute pour se rassurer et maintenir la validité de sa théorie d’un renouveau politique plutôt que celle, nettement moins optimiste, de Yascha Mounk de « democratic deconsolidation » dont les jeunes générations seraient les acteurs principaux, Vincent Tiberj explique le déficit de mobilisation politique (provisoire ?) des cohortes récentes par un « effet de carrière ». L’offre de mobilisation, les occasions de protester n’auraient pas été assez nombreuses pour offrir ces dernières années des opportunités d’action aux jeunes. Cette idée a du mal à convaincre : les occasions de mobilisation ne tombent pas du ciel, elles sont dans les mains des acteurs eux-mêmes et ces dernières années, la société a été agitée de multiples controverses propices à des mobilisations. La tendance à la démobilisation politique semble de nature plus structurelle que conjoncturelle.
Ajoutons pour finir que cette crise de la participation politique n’est pas commune à l’ensemble des pays européens et qu’elle est beaucoup développée en France que chez ses voisins (en dehors de la Grande-Bretagne), un aspect non évoqué dans l’ouvrage. Parmi 35 pays enquêtés en 2018, la France se classe 34e pour le taux le plus élevé de non votants déclarés de 15-29 ans aux élections locales et 27e pour la participation aux élections nationales. 6% seulement des jeunes Danois disent ne jamais voter aux élections nationales contre 30% des jeunes Français par exemple. La France est sur ce plan plus proche des pays de l’est européen que de ceux de l’Europe occidentale. Il y a bien un syndrome français de la crise de la participation politique. Reste bien sûr à en identifier les causes profondes.
[i] Laurent Lardeux et Vincent Tiberj, Générations désenchantées ? Jeunes et démocratie, INJEP, La Documentation française, 2021
[ii] On pourrait faire remarquer que dans certains cas au moins ces modes d’actions protestataires sont organisés par des « élites », syndicales ou politiques.
[iii] Si on se limite, comme le fait Vincent Tiberj, à la manifestation et à la pétition, modes d’action supposés plus proches des jeunes, les résultats sont les mêmes.
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