Les crises favorisent-elles les réformes ? edit
Même si la réponse politique initiale à la crise de 2007-2008 fut mieux coordonnée et plus importante que lors des crises précédentes, ce qui se passe en Grèce et en Europe suggère qu’il peut falloir plus d’une crise grave pour mettre en œuvre les réformes structurelles nécessaires à la remise en marche de l’économie. Pourquoi ? Pour le comprendre, il faut revenir sur quelques points de théorie, qui demandent à être réinterprétés.
Les travaux de Drazen et Grilli (1993) développent les implications normatives des recherches publiées par Alesina et Drazen (1991), en analysant la guerre d’usure dans lequel des groupes sociaux sont en désaccord sur la mise en œuvre d’une réforme fiscale (ou de stabilisation). La guerre d’usure est entraînée par l’asymétrie d’information : chaque groupe ne connaît que ses propres pertes. Chaque groupe attend donc le plus longtemps possible, calculant que l’autre groupe aura tôt ou tard davantage de bénéfices à tirer de la réforme et acceptera donc d’en payer le coût. Chaque groupe essaie de connaître les coûts que subit l’autre groupe du fait des distorsions associées au retard dans la mise en œuvre de la réforme. La guerre d’usure se termine lorsque l’un des groupes accepte de supporter une part plus importante des coûts. Plus grandes sont les distorsions dans l’économie ou plus ample sera la réforme, plus grandes seront les pertes que chaque groupe attribue à la perpétuation du statu quo et plus rapide l’acceptation de la réforme par un groupe, qui acceptera de payer une part plus importante des coûts. Dit autrement, une détérioration du statu quo (c’est-à-dire, une crise) raccourcit le délai de mise en œuvre. Drazen et Grilli montrent ainsi que les crises accélèrent l’accord sur la répartition des coûts, ce qui permet d’accélérer le rythme des réformes.
Une crise favorise la réforme, car elle convainc un groupe spécifique de supporter une plus grande part de son coût. Cela semble logique. Mais à la lumière de ce qui se passe depuis 2007 on peut se demander si les dynamiques réformatrices sont vraiment liées aux crises économiques, ou si elles ne naissent pas plutôt des crises politiques. Une crise politique, ou un réalignement du pouvoir politique des différents groupes dans la société, servirait la même fin de convaincre l’un des groupes de supporter une plus grande part des coûts. Cela vaudrait pour tout type de réforme, mais nous pensons que ces réalignements seraient particulièrement propices à des réformes structurelles, telles que la libéralisation du commerce et du marché du travail, et d’autres décisions politiques difficiles qui ont besoin d’un large consensus pour réussir. Voyons cela de plus près.
Que nous disent les éléments de preuve ? Bruno et Easterly (1996) montrent qu’une inflation élevée conduit plus à la stabilisation macroéconomique que, par exemple, des mécanismes d’indexation. Drazen et Easterly (2001) utilisent un échantillon de plus de 150 pays et trouvent des preuves mitigées en faveur de l’hypothèse d’un effet des crises économiques sur les réformes. Plus précisément, ils constatent que même si les épisodes d’inflation extrêmement élevés ou des primes au marché noir sont en effet suivis par des périodes de réformes significatives, il n’en va pas de même avec des déficits courants élevés, des déficits budgétaires importants ou des taux négatifs de croissance par habitant. Pitlik et Wirth (2003) rapportent des preuves économétriques suggérant que de graves crises économiques peuvent favoriser des réformes structurelles. Ils étudient le rôle des facteurs politiques (mais pas des crises) et suggèrent que les régimes démocratiques avec les gouvernements partisans sont plus propices à des réformes.
Dans une recherche récente menée avec Cheng Hsiao (Campos et al. 2010), nous réinterprétons le modèle de Drazen et Grilli pour tester l’hypothèse que les crises politiques sont un moteur plus puissant de réformes structurelles que les crises économiques. Notre approche diffère dans un certain nombre d’aspects. En ce qui concerne la mesure, nous utilisons des variables continues pour mesurer à la fois les réformes et les crises. Au lieu de nous concentrer sur une seule réforme relativement facile, nous nous concentrons sur deux autres réformes structurelles difficile, le commerce et la libéralisation du marché du travail (et les interactions entre les deux). En ce qui concerne l’environnement politique, nous considérons la gouvernance démocratique, une grande variété d’indicateurs de crise politique, et diverses dimensions institutionnelles. Nos données, par ailleurs, couvrent un plus large échantillon de pays pour une plus longue période de temps que la plupart des études existantes (un panel d’environ 100 pays développés et en développement entre 1960 et 2000).
En explorant les différences entre régions, nous constatons que, avec quelques exceptions mineures de mesures spécifiques dans une région ou une autre, les effets des crises économiques sur les deux réformes sont faibles et insignifiants, ou plus souvent sont des effets pervers, inhibant la réforme plutôt qu’ils ne la déclenchent. Dans le cas de crises politiques, les effets sur la réforme varient également. Ils sont souvent forts et positifs dans le cas des réformes du commerce, mais souvent négatifs et significatifs dans le cas de la libéralisation du marché du travail. De même, dans la plupart des régions, les niveaux de développement économique et politique (le dernier étant représenté par la démocratie) ont une influence positive sur les indicateurs de la réforme du commerce, mais rarement sur les indicateurs de la réforme du marché du travail. Avec quelques exceptions mineures près, les résultats sont valables pour un nombre important de contrôles de sensibilité, y compris l’utilisation de mesures alternatives de crises économiques et politiques et des contraintes institutionnelles, les différentes méthodes d’estimation et l’utilisation de décalage ainsi que des effets de rétroaction simultanée (par ces derniers nous entendons la possibilité que les crises politiques reproduisent des crises économiques, et vice-versa). Dans des recherches antérieures, Lin et Nugent (1995) concluaient que les crises politiques se traduisent systématiquement par d’importants changements institutionnels et se trouvent à être un moteur plus important de réformes structurelles que les crises économiques.
La principale conclusion que nous offrons ici est que les crises économiques ne peuvent pas être le puissant moteur de changement que certains imaginent. Au lieu de cela, nous suggérons qu’en reconfigurant les coalitions existantes, les crises politiques constituent un moteur plus important pour les réformes. Celles-ci ont besoin de soutien politique et, bien souvent, cela passe par un leadership politique fort. Les implications politiques que nous pouvons en tirer sont peut-être d’une importance pratique relativement limitée, mais elles contribuent néanmoins à jeter un éclairage nouveau sur divers événements récents. Deux d’entre eux sont de la crise en Europe et au Moyen-Orient. En ce qui concerne les premiers, ces résultats appuient fortement l’analyse lucide de Charles Wyplosz expliquant que « la vraie surprise a été la gestion lamentable de la crise ». Pour les seconds, ils lancent un avertissement aux dirigeants qui émergent du « printemps arabe » : des réformes partielles et facilement réversible gagnent du temps dans le court terme, mais auront des conséquences indésirables à long terme.
Références
Alesina, Alberto and Allan Drazen (1991), “Why are stabilizations delayed?”, American Economic Review, 81 (5):1170-1189.
Campos, Nauro, Cheng Hsiao, and Jeffrey Nugent (2010), “Crises, what crises? New evidence on the relative roles of political and economic crises in begetting reforms”. Journal of Development Studies, 46 (10):1670-1691
Bruno, Michael and William Easterly (1996), “Inflation’s children: Tales of crises that beget reforms”, American Economic Review Papers and Proceedings, 86 (2):213-217
Drazen, Allan and Vitorio Grilli (1993), “The benefit of crises for economic reforms”, American Economic Review, 83 (3):598-607.
Drazen, Allan and William Easterly (2001), “Do crises induce reform? Simple empirical tests of conventional wisdom”. Economics and Politics, 13 (2):129-158.
Lin, Justin and Jeffrey Nugent (1995), “Institutions and economic development”, in J Behrman and TN Srinivasan (eds.), Handbook of Development Economics: Vol. 3, Elsevier.
Pitlik, Hans and Steffen Wirth (2003), “Do crises promote the extent of economic liberalization? An empirical test”, European Journal of Political Economy, 19 (3):565–581.
Une version anglaise de cet article, plus développée, est publiée sur le site de notre partenaire VoxEU.
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