Faut-il s’inquiéter de la restauration des PDG? edit
Depuis sa généralisation dans les sociétés anonymes par une loi de Vichy en 1943, le système du PDG a été critiqué pour sa concentration des pouvoirs dans l’entreprise entre les mains d’une seule personne : le directeur général qui gère la société au quotidien préside en même temps le conseil chargé de contrôler cette gestion. À deux reprises, le législateur a offert aux actionnaires des solutions alternatives : en 1966, il a introduit la formule allemande du directoire et du conseil de surveillance, avec deux présidents distincts ; en 2001, il a donné la possibilité de dissocier entre deux titulaires la présidence non exécutive et la direction générale. La première solution n’a longtemps connu qu’une application limitée : Peugeot SA fut la seule grande entreprise à y recourir durablement depuis 1972 pour distinguer la direction par des managers de la surveillance par des représentants de la famille fondatrice. La formule s’était toutefois légèrement répandue au cours des années 1980-1990 : en 2000, neuf entreprises du CAC 40 l’appliquaient. Avec la deuxième option offerte l’année suivante, la pratique de la dissociation connaît une envolée jusqu’à 24 entreprises en 2008, auxquelles s’ajoute le cas particulier des deux sociétés en commandite par actions (Lagardère, Michelin). La formule du PDG était devenue minoritaire, avec 14 entreprises seulement. Allait-on assister à sa disparition progressive, ce qui donnerait raison au législateur de ne pas avoir adopté une solution contraignante pour assurer une meilleure gouvernance ? Deux ans plus tard, patatras, le nombre de formules dualistes a reflué à 20, celle du PDG a augmenté d’autant et les prévisions augurent d’une poursuite de cette nouvelle tendance dans les prochaines années. Comment expliquer un tel revirement ?
Il s’avère, en fait, que l’adoption fréquente d’une formule duale était souvent conjoncturelle. Elle n’est structurelle que dans des entreprises particulières du CAC 40, des sociétés transnationales qui ont fait le choix de relever du droit néerlandais en implantant leur siège aux Pays-Bas où elle est obligatoire (EADS, ST Microelectronics), d’autres entreprises issues de fusions binationales où elle permet un partage des pouvoirs (Dexia, Unibail-Rodamco), des entreprises sous contrôle familial ou mutualiste où la direction est confiée à des managers sous la surveillance des héritiers (Peugeot SA, Publicis) ou à des coopérateurs (Crédit agricole), ou des filiales présidées par le PDG de la maison-mère (Orange, Suez environnement). Ailleurs, elle s’explique presque exclusivement par la possibilité offerte à l’ancien PDG de se retirer en deux temps, d’abord de la seule direction générale, puis, quelques années plus tard, de la présidence. Avantage, cette formule tend à favoriser un premier départ plus rapide de la direction générale, avant 65 ans, à l’image de Michel Pébereau chez BNP-Paribas (61 ans en 2003), mais, inconvénient, elle laisse le successeur sous la surveillance encombrante de son prédécesseur, le temps que celui-ci atteigne un âge plus avancé, jusqu’à 73 ans pour Claude Bébéar chez Axa en 2008. Les rares entreprises restées fidèles à la formule du PDG pendant toute la période sont celles (Bouygues, Danone, LVMH) qui n’ont pas connu de changement de titulaire. Ailleurs, presque tous les PDG partis à la retraite dans les années 2000 ont bénéficié de cette formule en douceur ; certes, pour certains, comme Pierre Bilger (Alstom), Antoine Zacharias (Vinci), Daniel Bouton (Société générale) ou Didier Lombard (France Telecom), rattrapés rapidement par la mise en cause de leur gestion antérieure, la présidence ne leur a été laissée que quelques mois. Mais seuls ceux évincés brutalement par leur conseil, comme Jean-Marie Messier (Vivendi Universal), Daniel Bernard (Carrefour), Frank Dangeard (Thomson), Thierry Morin (Valéo) ou Denis Ranque (Thalès), ont été privés totalement de cette faveur.
Le reflux observé depuis 2008 ne s’explique donc que par l’arrivée de plusieurs de ces successions en deux temps à leur terme ; la solution généralement adoptée ensuite, à l’image d’Air liquide, Lafarge, Renault, Saint-Gobain ou Total, est celle d’une reconcentration au profit du directeur général en place promu PDG. Dans d’autres entreprises comme BNP-Paribas, L’Oréal ou Schneider Electric, des évolutions semblables sont à prévoir. Il ne se trouve donc guère d’entreprises où, en dehors des cas particuliers mentionnés plus haut, le système se serait imposé durablement, indépendamment de la personne des titulaires. Cela semblait être le cas chez Axa où Claude Bébéar avait d’abord cédé en 2008 la présidence à un tiers, Jacques de Chateauvieux, mais, en 2010, le président du directoire Henri de Castries a été promu PDG. Chez Cap Gemini et Sodexo, la formule reste liée à la personnalité des fondateurs, Serge Kampf (76 ans) et Pierre Bellon (80 ans), qui s’accrochent ainsi à la présidence de leur entreprise ; de même, chez Pernod-Ricard, l’héritier Patrick Ricard (65 ans) n’a cédé pour l’instant que la direction générale à un manager ; le maintien d’une formule duale dans ces entreprises à la génération suivante reste incertaine. Il ne reste qu’Alcatel-Lucent, Carrefour, Sanofi-Aventis et Vallourec où le dualisme a survécu à des changements de dirigeants, au moins pour l’instant ; les trois premières entreprises ont toutefois la particularité d’avoir un directeur général étranger, auquel le conseil hésiterait probablement à confier l’ensemble des commandes…
La position de président non exécutif offerte à des personnalités tierces s’avère souvent celle d’un « intérimaire précaire ». L’homme d’affaires Jacques de Chateauvieux n’est resté en place que deux ans à la présidence d’Axa. L’ancien patron de PPR Serge Weinberg a conservé moins de trois ans celle d’Accor, avant que le nouveau directeur général Gilles Pélisson ne récupère le poste début 2009 ; Weinberg a toutefois pris entretemps la présidence de Sanofi-Aventis. Le banquier René Barbier de la Serre ou l’ancien Commissaire européen Yves-Thibault de Silguy n’ont également assuré que des transitions chez PPR et Vinci. Tous disposaient pourtant de solides références.
La progression de la gouvernance duale dans les années 2001-2008 apparaît aujourd’hui comme une illusion : les PDG en place s’en sont le plus souvent servis pour jouer habilement les prolongations. Comme toute une génération est maintenant amenée à se retirer complètement pour ne pas priver plus longtemps leur successeur de la position dont ils ont bénéficié eux-mêmes, on assiste à une restauration massive et conjointe du titre de PDG. Les prétendues exigences impérieuses de la corporate governance s’avèrent assez souples et réversibles pour ne pas contrarier les ambitions individuelles. Administrateurs, actionnaires, marchés financiers avalent ces changements sans trop broncher… du moment que les contraintes de rentabilité sont respectées.
Le législateur devrait-il intervenir de manière impérative pour, au nom de l’intérêt général, mettre fin à cette liberté contractuelle dans le choix des modes de gouvernance ? Certes, les pratiques erratiques adoptées par les entreprises font un peu désordre... Faut-il voir dans cette restauration des PDG l’expression d’un mal français, l’incapacité à partager le pouvoir ? À vrai dire, la supériorité formelle de la gouvernance duale reste à démontrer, tout dépend des rapports de force internes. Au-delà de ces « petits arrangements entre amis », c’est de toute façon plus la vaste question du contrôle social de la firme par l’ensemble de ses parties prenantes (stakeholders) qui devrait se poser.
Hervé Joly (avec le concours de François-Xavier Dudouet et Eric Grémont)
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