Le modèle irlandais existe-t-il? edit
L’économie irlandaise a périodiquement été citée en exemple pour servir de modèle à d’autres pays, mais les leçons à en tirer ont varié dans le temps. Selon la période, elle a servi de modèle à suivre ou de leçon d’échec qui donne à réfléchir. En 1988, The Economist la surnommait « la plus pauvre des riches » ; en 1997, le même magazine la saluait comme « la lumière de l’Europe ». À l’approche de la grande récession, le pays était « l’exemple-même de ce qu’il ne faut pas faire » ; en 2013, il était « la référence » en matière de redressement.
Les analyses académiques de l’économie irlandaise ont reflété les fluctuations de sa fortune et les idées reçues de l’époque. À la fin des années 1980, l’éminent historien Joseph Lee (1989) concluait que « les performances économiques irlandaises ont été les moins impressionnantes d’Europe occidentale, voire de toute l’Europe, au cours du XXe siècle » ; au début du XXIe siècle, Honohan et Walsh (2002) se donnaient comme mission d’expliquer le « miracle irlandais ». À l’approche du centenaire de l’indépendance de l’Irlande, une perspective à plus long terme pourrait être justifiée.
Figure 1. Revenu initial et croissance ultérieure, 1926-1988
Au cours des six premières décennies après son indépendance, le pays a affiché des performances nettement inférieures à la moyenne, avec une croissance beaucoup plus lente que ne l’aurait prédit un cadre standard de convergence inconditionnelle (figure 1). En 1989 encore, le pessimisme de Joesph Lee était pleinement mérité et largement partagé. Mais les historiens économiques ont révisé notre compréhension des causes et du moment de cet échec relatif. La guerre économique avec la Grande-Bretagne dans les années 1930 n’a pas été aussi coûteuse qu’on le pensait, et elle a peut-être même été bénéfique dans l’ensemble, étant donné que le règlement du conflit a impliqué une importante réduction de la dette irlandaise et la restitution au pays des trois ports en eau profonde qui avaient été conservés par le Royaume-Uni en 1921 (« Treaty Ports »). Comme le notent Clemens et Williamson, les coûts d’opportunité du protectionnisme pour un petit pays comme l’Irlande étaient beaucoup plus faibles à une époque où ses principaux partenaires commerciaux avaient déjà opté pour la protection et où la substitution des importations pouvait fournir des emplois bienvenus.
Figure 2. Revenu initial et croissance ultérieure, 1926-2018
Les coûts réels de cette stratégie sont apparus dans les années 1950, lorsque l’Europe s’est lancée dans son âge d’or et que l’Irlande protectionniste a été laissée pour compte, malgré l’amorce d’une stratégie visant à attirer les investissements directs étrangers. De manière plus surprenante, l’Irlande a continué à sous-performer dans les années 1960, ce qui reflète peut-être ses liens étroits avec le Royaume-Uni, qui était alors l’homme malade de l’Europe. Ce n’est que lorsque l’Irlande a rejoint les Communautés européennes en 1973 qu’elle a cessé de perdre du terrain par rapport au continent, et ce n’est qu’à la fin des années 1980 qu’elle a finalement, tardivement et de manière spectaculaire, convergé vers le noyau européen. Dans une perspective à long terme, la croissance économique irlandaise a été à peu près ce que l’on aurait pu attendre, compte tenu de son point de départ initial (figure 2). En moyenne, on peut même considéré qu’elle a été un pays européen étonnamment normal.
Cette conclusion s’étend au statut économique relatif de l’Irlande aujourd’hui. Les statistiques du PIB par habitant montrent que le pays occupe la deuxième place dans l’UE mais, comme on le sait, le PIB reflète très mal la santé de l’économie irlandaise. Le RNB n’est pas plus fiable, en grande partie à cause des immobilisations détenues par les multinationales implantées en Irlande, qui entraînent d’importantes charges d’amortissement. C’est pourquoi le graphique 2 a été calculé en utilisant ce que les comptables nationaux irlandais appellent le RNB*, qui corrige ces distorsions. Il est frappant de constater que la croissance du RNB* irlandais depuis 2000 n’a atteint que 0,7 % par an en moyenne.
Dans un article paru cette année, Patrick Honohan a vigoureusement attiré l’attention sur ces problèmes, en soulignant que le RNB* irlandais était inférieur de 40% au PIB en 2019, et que l’Irlande ne serait qu’au huitième rang de l’UE sur la base de cet étalon plus approprié. Mesurée en termes de consommation, elle se classerait encore plus bas. En particulier, elle se classerait en dessous du Royaume-Uni, la consommation totale des ménages (y compris la consommation de services fournis par l’État) étant à peu près équivalente à celle de l’Irlande du Nord.
En termes de niveau de vie et de croissance, l’Irlande est donc une économie européenne plutôt ordinaire. Elle se distingue par l’étendue de ses liens avec le reste du monde… ainsi que par sa volatilité. Ce dernier phénomène est en effet remarquable. Nous avons déjà évoqué les années 1930, qui ont été partout désastreuses. Vint ensuite la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle l’Irlande (de manière inhabituelle pour un pays neutre) a subi une chute spectaculaire de son niveau de vie ; les années 1950 et 1980, deux décennies au cours desquelles les arguments en faveur d’une vision du pays comme une entité économique en faillite étaient forts ; et la contraction de 18% du PIB entre 2007 et 2012. Une politique macroéconomique inadaptée a joué un rôle dans les années 1950, 1980 et 2000. La politique budgétaire a généralement été procyclique, tandis que les taux d’intérêt étaient inadéquatement bas au lendemain de l’entrée de l’Irlande dans l’Union monétaire. Dans certains cas, cependant, les erreurs irlandaises doivent être considérées dans un contexte international plus large. L’Irlande n’était pas le seul pays à s’engager dans des politiques de stop and go dans les années 1950 et 1960, et elle n’a pas été le seul pays bénéficiaire d’argent bon marché dans les premières années de l’Union économique et monétaire.
Une deuxième cause potentielle de la volatilité économique irlandaise est le degré d’intégration de ses marchés à l’économie mondiale. Comme le notait déjà Paul Krugman en 1997, cela a conféré au pays bon nombre des caractéristiques d’une économie régionale, la main-d’œuvre et le capital entrant et sortant de l’économie au cours du cycle économique (voir aussi Barry et Bergin, 2019). La migration a fourni une soupape de sécurité cruciale en temps de crise, mais les flux de facteurs entrants et sortants ont clairement le potentiel d’amplifier les hauts et les bas.
L’une des conséquences les plus frappantes de la convergence tardive de l’Irlande a été sa transformation d’un pays d’émigration nette à grande échelle en un pays d’immigration nette de même ampleur. L’absorption de ce qui fut, en termes relatifs, le plus grand afflux d’immigrants dans une économie européenne au cours des dernières décennies ne s’est pas faite sans douleur ; une étude commandée par le gouvernement irlandais à la suite du référendum de 2008 rejetant le traité de Lisbonne a révélé que le sentiment anti-immigrant était l’un des facteurs expliquant le vote (Sinnott et al., 2009). Néanmoins, la xénophobie ouverte était moins présente qu’ailleurs en Europe (Denny et Ó Gráda, 2014). La réaction de la société civile irlandaise met en évidence la distinction entre l’opinion publique (qui, en Irlande, n’a pas été exceptionnelle) et la saillance, c’est-à-dire le degré de priorité de la question de l’immigration pour les électeurs. En 2021, l’Irlande reste pratiquement le seul pays d’Europe occidentale sans parti anti-immigration important.
La dépendance très élevée de l’Irlande vis-à-vis des investissements directs étrangers est également inhabituelle. La stratégie visant à attirer les investissements multinationaux remonte aux années 1950, précédant de plusieurs années l’engagement du pays dans l’ouverture commerciale. Les entreprises américaines étaient particulièrement bien accueillies à l’époque, notamment parce qu’elles ne semblaient pas menacer la souveraineté irlandaise comme auraient pu le faire les investissements excessifs des entreprises britanniques. L’entrée dans les Communautés européennes en 1973, et le programme du marché unique de la fin des années 1980 et du début des années 1990, ont fait de l’Irlande une plateforme à partir de laquelle ces entreprises pouvaient servir le vaste marché européen. Les réformes de l’éducation et les faibles taux d’imposition des sociétés ont également contribué à cette situation ; l’Irlande s’en est tirée grâce à l’ancienneté de cette politique, au caractère périphérique du pays, à son relatif retard économique et à sa petite taille, sans parler de l’anglophonie. Mais l’ampleur de l’évasion fiscale dans le monde signifie désormais que les réformes internationales de l’impôt sur les sociétés sont à la fois inévitables et souhaitables. Si l’Irlande était un pur paradis fiscal, elle n’aurait pas grand-chose à craindre de cette situation, mais les multinationales sont les principaux employeurs du pays et les impôts qu’elles paient constituent une source importante de recettes publiques. À l’heure où l’Irlande doit en outre s’adapter au Brexit, on peut espérer que les autres avantages du pays suffiront à maintenir son attractivité pour les investisseurs nationaux et étrangers.
La version anglaise de cet article est publiée par notre partenaire VoxEU.
Références
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