Le nucléaire européen sous influence allemande edit
Les orientations données aux politiques européennes de transition énergétique posent directement la question d’une hégémonie allemande en Europe. Baptisées de noms comme « Green Deal », « Fit for 55 » ou « RePowerEU », qui les inscrivent dans une vision prospective guidée par l’impératif de transition énergétique, ces politiques doivent en effet beaucoup à l’Allemagne et à son puissant lobbying qui a polarisé fondamentalement tout le dispositif européen, lui permettant même de remettre en discussion des orientations, voire des décisions prises, qui dévieraient de sa ligne – ou de ses intérêts. Chacun se souvient du revirement tragi-comique qui a vu Berlin bloquer le texte sur l’interdiction de vente des véhicules essence ou diesel au-delà de 2035, en sortant de son chapeau l’échappatoire des e-carburants pour protéger son industrie automobile.
Il en va de même de la place faite au nucléaire dans la démarche de transition et, plus fondamentalement, de la légitimité de la place de la filière dans les mix électriques, en contravention formelle avec les traités (Rome, Maastricht) qui affirment et réaffirment le principe de subsidiarité en matière de choix énergétiques.
Un biais redoutable consiste à spolier le nucléaire d’aides financières, institutionnelles ou privées, pour son exploitation et pour son développement. L’Allemagne, via des institutions européennes obéissantes, s’y emploie depuis des années, avec une efficacité redoutable, sans que la France ait vraiment regimbé, même quand ses primes intérêts étaient en jeu.
Dernier avatar de cette guerre ouverte, une évolution du texte « Net Zero Industry Act » par les eurodéputés, dans lequel le rapporteur (allemand, membre du PPE) propose de faire coïncider le périmètre des technologies considérées comme prioritaires avec celui de la fameuse Taxonomie, mais en en excluant le nucléaire !
Pour mémoire, le nucléaire ne figurait dans la Taxonomie que sous des conditions extraordinairement restrictives : n’étaient en effet « tolérés » que les réacteurs de la « Génération 4 » et les SMR[1], ce qui excluait donc le nucléaire existant et les réacteurs, de type EPR ou équivalent, en cours de construction ou projetés, ainsi, de facto, le programme de relance français.
La France se trouve ainsi particulièrement exposée, sinon spécifiquement visée. Comment regarder autrement l’attitude d’un Exécutif européen qui dispose, sans ciller, que le nucléaire « n’est pas stratégique » s’agissant des technologies dont compte user le continent pour honorer ses ambitieux (comprendre « irréalistes ») objectifs en matière de rejets de gaz à effets de serre ?
À cet égard, on peut soutenir que le paravent anti-nucléaire brandi par l’Allemagne, comme la promotion de l’hydrogène vert, ont servi commodément à cacher d’autres visées, moins idéologiques et plus pragmatiques, comme l’affaiblissement d’un concurrent français, compétitif sur certains segments grâce au coût de production peu élevé de l’électricité nucléaire, mais aussi à camoufler la honteuse « okölogischer Verrat » (trahison écologique) qui se cache derrière l’« Energiewende » (transition énergétique).
De la suite dans les idées
En Allemagne, pour la production d’électricité, le choix d’un couple EnRs-gaz, en appui sur le charbon importé et sur l’abominable lignite local, effectué dès les mandatures Schröder (1998), a été justifié d’entrée de jeu comme un moyen d’éradiquer le nucléaire (qui contribuait alors pour un tiers à l’alimentation électrique du pays). Cette option radicale (instaurée par une loi de 2001), a immédiatement et durablement trouvé son public, travaillé depuis l’époque de la guerre froide par les mouvement pacifistes et anti-nucléaires.
L’industrie, le tertiaire et les ménages allemands étaient déjà très utilisateurs de gaz, mais dans le discours, le risque d’une dépendance accrue à la source russe (déjà la principale source, allemande de gaz et de pétrole car abondante et bon marché) a été commué en opportunité économique. Le mantra opposable à toute suspicion étant : « les Russes auront toujours besoin de nous vendre leur gaz et leur pétrole ».
Parallèlement au déploiement des éoliennes et des panneaux PV, les fermetures successives des réacteurs allemands ont constitué autant de jalons de crédibilité de la démarche, surtout quand on mettait ostensiblement au rebut des machines puissantes et modernes, riches encore d’au moins vingt ans de potentiel. Ainsi, les trois dernières unités arrêtées au printemps 2023, qu’on avait quand même dû prolonger de quelques mois, pour cause de passage de l’hiver dans un contexte de pénurie de gaz consécutive à la guerre en Ukraine.
Pour autant, une telle politique, fortement questionnée par le contexte géopolitique et par une opinion qui commence à s’interroger, n’a pas changé d’un iota. Les intérêts stratégiques en jeu restent en effet les mêmes : élimination progressive de l’électronucléaire sur la plaque européenne pour raccourcir un levier efficace de concurrence industrielle et pour conserver, voire augmenter, les possibilités de déploiement des EnRs de facture allemande, sur le sol européen, dont la France, cliente aveugle et fidèle.
Ce schéma est adoubé par un puissant lobby gazier, grand bénéficiaire de l’intermittence et qui a su rapidement se ressourcer en aval de la retraite de Russie. De même, les quatre majors historiques allemandes[2] qui se partagent la production-distribution d’électricité et pâtirent trop longtemps de l’efficacité de l’anachronique EDF étatique, peuvent y trouver leur compte (sans bien sûr oublier Engie, en embuscade).
Mais le cynisme (que d’aucuns qualifieront de pragmatisme, voire de rigueur idéologique, habillé du rhénan « ordolibéralisme ») va bien au-delà, puisque, dans le même temps, l’Allemagne a dû s’appuyer davantage sur ses centrales brûlant du charbon et du lignite (+ 10% en un an, et 2 fois plus de CO2 émanant de chaque kWh produit que la France) pour assurer ses besoins et même pour exporter son courant, la France étant d’ailleurs acheteuse, compte tenu de l’ampleur inédite, mais augurée passagère, de l’indisponibilité de ses réacteurs. Une telle configuration, aux effets encore outrés par le retard à la mise en service de l’EPR de Flamanville, a forcément nui au crédit du nucléaire, et plus généralement de celui de la France, dans le bras de fer européen actuel.
L’Allemagne, pour arriver à ses fins, s’appuie, si nécessaire, sur un groupe constitué de pays affidés, dont l’Autriche et le Luxembourg sont les membres les plus véhéments. Plus surprenant, la Belgique se prête au jeu alors qu’elle vient de prolonger de dix ans deux de ses réacteurs, de même que l’Espagne, pays nucléaire qui ne se hâte pas d’en sortir.
Les masques sont tombés depuis longtemps
Un tel positionnement, qui est largement celui des institutions européennes (Commission, Parlement et même Conseils) suggère fortement que l’objectif prioritaire n’est pas de décarboner le continent, mais de profiter d’une situation favorable à la promotion des EnRs, pour tenter d’éradiquer le nucléaire. Et force est de constater le résultat : une réduction effective des flottes nucléaires existantes en Europe et une entrave efficace à leur renouvellement, les tendances mondiales étant d’ailleurs strictement inverses, ce qui devrait interroger.
Pourtant, ces substituts au nucléaire n’en sont pas vraiment car, intermittents, ils sont obligés de s’appuyer sur de solides « béquilles pilotables » (dans le jargon des professionnels de l’équilibre du réseau électrique), pour garantir la continuité du service, et sans surprise, continuer à assurer une part importante de la production électrique (gaz charbon et lignite en Allemagne, gaz et nucléaire en Espagne, hydraulique en Scandinavie, gaz et nucléaire en France)
Au discrédit de l’Allemagne, ses émissions de GES sont parmi les premières mondiales (en valeur absolue et per capita), tout particulièrement s’agissant de la production d’électricité. Le pays se présente néanmoins comme le modèle à suivre alors qu’il est éminemment non généralisable, car contraignant déjà fortement les réseaux de ses voisins pour gérer les « bouffées renouvelables » quand le vent souffle fort ou que le soleil brille par trop, sans parler de l’incidence de telles situations sur le marché européen de l’électricité.
Malgré les présentations surréalistes des thuriféraires de cette politique, l’échec est patent si on considère les progrès accomplis en matière de réduction des émissions de GES, qui demeurent bien modestes et réversibles, au regard des colossales sommes investies dans le déploiement des EnRs.
La France trahie par les siens ?
Face à une Commission clairement antinucléaire et à un Parlement sous forte influence verte, la position française (et celle de « l’Alliance nucléaire »[3] qu’elle a créée) est constamment attaquée, chaque nouvelle discussion afférente tournant à son désavantage. Même la très petite victoire indirecte, trop amplement saluée par notre Exécutif, sur la production d’hydrogène avec de l’électricité nucléaire, se trouve en fait vidée de son objet par des codicilles bloquants.
À cet égard, on peut s’interroger sur le positionnement des représentations françaises dans les différentes instances européennes, car soutenir le nucléaire ne semble être le premier objectif d’aucune, y compris celle liée au parti majoritaire français. Nombre de votes qui se conforment à la logique politique des groupes d’appartenance au Parlement Européen sont, de fait hostiles au nucléaire, parfois en contradiction avec les positions des partis français auxquels ces députés sont adhérents. Restent les Conseils européens, où les positions françaises, même affirmées et réitérées, n’arrivent toujours pas à bousculer les positions allemandes. L’appui des pays de « l’Alliance nucléaire » pourrait changer la donne, mais rien n’est acquis.
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[1] Réacteurs de génération 4 : ces réacteurs doivent apporter des avancées notables en matière de développement énergétique durable, de compétitivité économique, de sûreté et de fiabilité et de résistance à la prolifération et aux agressions externes (d’après la SFEN). SMR : Small Modular Reactor : réacteur nucléaire à fission, de taille et puissance plus faibles que celles des réacteurs conventionnels, fabriqué en usine et transporté sur le site d'implantation pour y être installé (d’après la SFEN).
[2] Appelons les par leurs anciens noms, plus représentatifs de leur implantation régionale : Bayernwerk, EnBW
(Bade-Wurtemberg), Preussen Elektra et RWE (Rhénanie-Westphalie).
[3] « L’Alliance nucléaire »: pays réunis à l’initiative de la France pour un soutien au déploiement du nucléaire en Europe : la Bulgarie, la Croatie, l’Estonie, la Finlande, la Hongrie, les Pays-Bas, la Pologne, la République tchèque, la Roumanie, la Slovénie, la Slovaquie et la Suède. Dans le camp opposé, s’est constituée l’association des « Amis des renouvelables » : le Luxembourg, l’Autriche, l’Espagne, la Grèce, Malte, le Danemark, l’Estonie, le Portugal, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Lettonie, la Slovénie, l’Irlande et la Belgique, certains pays faisant partie de deux cohortes.