Nucléaire: le corps des Mines, bouc émissaire ? edit
Dans le débat relancé en France à la suite de la catastrophe de Fukushima, beaucoup de critiques s’élèvent pour dénoncer le rôle du corps des Mines qui aurait imposé la filière électronucléaire depuis cinquante ans hors de tout contrôle politique. La thèse ne manque pas d’éléments à charge, mais n’est-ce pas trop prêter à ce corps que d’en faire le seul moteur de la politique énergétique française ? N’est-ce pas exonérer un peu vite la responsabilité des acteurs politiques, et de la société en général, dans ce choix ?
Le corps des Mines, qui vient de fêter son bicentenaire, incarne le modèle élitiste français dans sa quintessence. Longtemps recruté exclusivement parmi les meilleurs élèves de l’École polytechnique, il ne comptait, jusqu’à la fusion avec le corps des Télécoms en 2009, que quelques centaines de membres ou anciens membres. À l’origine tournées vers la surveillance des exploitations minières, ses missions se sont rapidement élargies, dans l’administration, au contrôle de l’ensemble des activités industrielles, ainsi qu’à des fonctions dirigeantes dans des entreprises publiques aussi bien que, après congés ou démissions, privées. L’industrie nucléaire compte effectivement parmi ses places fortes. Les « mineurs » se sont succédé presque sans discontinuer comme administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) de 1951 à 1999, ils ont occupé tous les postes de PDG de sa filiale industrielle Cogéma depuis sa création en 1978 et dirigent, avec Anne Lauvergeon et plusieurs de ses collaborateurs, le groupe Areva constitué en 2001. Le corps des Mines est également présent aujourd’hui à la tête du constructeur français des centrales, Alstom, mais aussi à la présidence de l’autorité de contrôle, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), et à la direction générale de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Enfin, l’exploitant des centrales françaises, EDF, compte dans ses rangs plusieurs cadres dirigeants issus du corps.
Le tableau est effectivement spectaculaire. Mais il convient de le relativiser pour ne pas apporter au corps des Mines, selon le point de vue, plus de mérite ou de tort qu’il ne convient. Comme dans d’autres branches, le corps des Mines n’a pas été innovateur dans le nucléaire. Il n’est pas à l’origine du développement scientifique du programme français à partir de 1945. Ce sont des physiciens, autour de Frédéric et Irène Joliot-Curie et de Francis Perrin, qui ont mis en place le CEA en 1945, appuyé comme administrateur général par un polytechnicien sorti bien trop mal classé pour entrer dans le corps des Mines, Raoul Dautry, ministre de la Reconstruction à la Libération. Ce n’est qu’à sa mort en 1951 que commence l’histoire commune du nucléaire et du corps, avec son remplacement par Pierre Guillaumat. Mais celui-ci, jusqu’alors directeur des Carburants au ministère de l’Industrie, ne se consacre pas de manière exclusive à une branche à l’avenir encore incertain : il devient également PDG d’une entreprise pétrolière publique, qu’il intègre ensuite, après un détour en politique, au sein du groupe Elf-Aquitaine. Dès 1957, il a laissé son poste d’administrateur général au CEA à un camarade de promotion, jusqu’alors directeur général des Houillères de la Sarre. On retrouve là une caractéristique majeure du corps des Mines : l’absence de spécialisation exclusive de ses plus brillants sujets. D’une part, beaucoup de ceux qui sont ensuite à la tête du CEA, de la Cogema ou d’Areva ne sont pas des professionnels du nucléaire. André Giraud, nommé administrateur général du CEA en 1970 et premier PDG de la Cogéma en 1978, était auparavant un homme du pétrole ; avant son arrivée en 1999, Anne Lauvergeon n’avait connu le nucléaire que lors d’un stage de quelques mois au CEA comme ingénieur-élève, etc. Il n’y a guère que quelques chercheurs comme Robert Dautray, seul membre du corps à avoir jamais occupé le poste de haut-commissaire au CEA après en avoir été longtemps le directeur scientifique, ou ingénieurs comme Georges Besse (PDG de la Cogéma de 1978 à 1982) et Michel Pecqueur (administrateur général du CEA de 1978 à 1983), à apparaître comme des spécialistes de la branche. D’autre part, à l’image de Guillaumat, cet engagement dans le nucléaire n’est pas exclusif d’autres formes d’énergie. Le corps a longtemps exercé la même mainmise aux Charbonnages de France, et il accapare depuis toujours l’essentiel des fonctions dirigeantes dans les grandes entreprises pétrolières nationales regroupées aujourd’hui au sein de Total.
L’existence d’une double fonction de direction au CEA, exceptionnelle dans un organisme public français, montre bien la division du travail qui y règne. Aux physiciens, sauf Dautray, souvent issus de l’École normale supérieure, la direction de la recherche, aux corpsards la direction des affaires industrielles. Depuis que celles-ci sont rassemblées au sein d’Areva, le corps des Mines n’occupe d’ailleurs plus le poste d’administrateur général. Et c’est paradoxalement l’autonomisation de l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN) par rapport au CEA, avec sa transformation en IRSN en 2002, et la création de l’ASN en 2006 comme autorité indépendante qui y ont donné des fonctions de responsabilité au corps des Mines. Les directeurs successifs de l’IPSN depuis 1976 n’étaient pas des mineurs ; le responsable du fameux Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI), Pierre Pellerin, était un professeur de médecine. Enfin, la décision prise dans les années 1970, face à la crise pétrolière, de s’engager massivement dans la production d’électricité d’origine nucléaire relève moins du fournisseur CEA que de l’exploitant, EDF, et des autorités politiques. Or, l’électricien national a toujours été plutôt un bastion du corps des Ponts et Chaussées, longtemps bâtisseur de barrages, au milieu desquels le grand dirigeant qui a incarné le choix du nucléaire, Marcel Boiteux, faisait figure, comme normalien, d’exception. Au ministère de l’Industrie, c’est un inspecteur des Finances, proche de Valéry Giscard d’Estaing, Paul Mentré, qui occupe la délégation générale à l’Énergie dans les années cruciales 1975-1978. Celle-ci est bien remplacée ensuite par une direction de l’énergie et des matières premières qui redevient, avec François de Wissocq (1978-1982) puis Jean Syrota (1982-1988), un bastion du corps des Mines, mais ces ingénieurs ne rejoignent qu’ensuite la filière nucléaire. La désignation d’André Giraud en 1978 comme ministre de l’Industrie peut certes apparaître comme la consécration des « nucléocrates », mais la politique avait déjà été largement engagée par ses prédécesseurs Michel d’Ornano et René Monory, pas plus qu’elle n’est remise en cause ensuite par ses successeurs de gauche.
On retrouve là un caractère fort du corps des Mines : il sait habilement surfer sur la vague et se mettre à disposition de la nation pour porter un grand projet industriel. Il l’a fait pour le pétrole, il le fait pour le nucléaire. Il se trouve que cette énergie lui convient particulièrement parce qu’elle correspond à sa culture du risque : le corps a fondé sa légitimité depuis deux siècles sur sa prétention à contrôler des activités industrielles dangereuses. Une fois investi dans la place, il est logique qu’il s’en fasse un ardent défenseur. Mais le corps des Mines n’a besoin du nucléaire, qui n’implique qu’une petite minorité de ses membres, pour exercer son influence. Celle-ci a survécu à la disparition des charbonnages, elle survivrait à l’arrêt du nucléaire. Si le solaire ou l’éolien devenaient prioritaires, il répondrait sûrement présent, même si, par leur caractère plus décentralisé, ces énergies correspondent moins à son goût des grands projets. Rendons à César ce qui revient à César : en France, le nucléaire, cela a d’abord été et cela sera toujours un choix politique, jusqu’à maintenant partagé par la droite et la gauche.
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