L’angoisse scolaire et ses effets pervers edit
On le sait, notre système scolaire fait partie des plus inégalitaires de tous les pays développés. C’est ce douloureux constat que mettent en évidence, depuis une vingtaine d’années, les études internationales et notamment la célèbre enquête PISA qui est renouvelée tous les trois ans[1]. De fait, les enfants abordent la scolarité avec des bagages familiaux, culturels et sociaux inégaux. Alors que nous pourrions attendre de l’école qu’elle compense et atténue ces inégalités de départ, il apparaît au contraire qu’elle les accentue[2].
L’accentuation des inégalités
Cette accentuation des inégalités repose à la fois sur des effets ségrégatifs de la carte scolaire et sur une multitude d’options et de filières qui sont autant de leviers de sélection des élèves, parfois dès l’école maternelle ou élémentaire : classes bilingues, classes à horaires aménagés musique, classes européennes, choix de la première langue vivante, options de langues rares ou mortes, etc. Ces spécificités, qui peuvent apparaître louables d’un point de vue académique, aboutissent à des effets d’homogénéité sociale et scolaire : les enfants de même origine sociale ou de même niveau se retrouvent dans les mêmes établissements ou dans les mêmes classes. L’enseignement privé, qui pratique librement la sélection des élèves tout en étant en grande partie subventionné, joue aussi un rôle important : 40 % des enfants passent par une école privée à un moment ou à un autre de leur parcours scolaire. Enfin, les procédures d’évolution de carrière des enseignants et d’attribution des postes conduisent à des effets paradoxaux : les professeurs les plus diplômés et les plus expérimentés sont nommés dans les établissements qui accueillent les élèves les plus favorisés et les moins en difficulté.
La majorité des parents perçoivent les inégalités de ce système et développent des stratégies pour sécuriser le parcours de leurs enfants : demande de dérogation à la carte scolaire, choix d’option visant à accéder à une meilleure classe, déménagement permettant de se rapprocher d’un meilleur établissement, fausse adresse, etc.[3] Notre école accorde par ailleurs une grande importance aux devoirs à la maison, rendant ainsi déterminante la capacité des parents à accompagner ou non leurs enfants. Les ressources proprement financières de la famille entrent aussi en compte, que ce soit par le coût de l’immobilier (les meilleurs établissements se situent dans les quartiers les plus favorisés) ou lorsqu’il s’agit de faire bénéficier l’élève de cours particuliers, de séjours linguistiques ou d’un établissement privé.
Avec la crise économique et l’incertitude quant à l’avenir, un véritable cercle vicieux s’est enclenché entre les parents et l’institution scolaire : plus les parents prennent conscience des inégalités du système, plus ils développent des stratégies pour protéger leurs enfants, renforçant ainsi ces inégalités, et ainsi de suite. De leur côté, les chefs d’établissement tolèrent le maintien ou la création de classes de niveau (qui, officiellement, n’existent pas), par peur de voir les bons élèves fuir vers d’autres établissements.
Un climat d’anxiété
Notre système inégalitaire crée ainsi un climat d’anxiété et de concurrence, non seulement entre les élèves, mais entre les parents. Cette anxiété est d’autant plus vive que les inégalités entre les filières et les leviers d’orientation sont opaques[4]. Nombre de parents se livrent ainsi à une véritable enquête pour obtenir les bonnes informations – qu’ils conservent jalousement – sur le niveau de chaque établissement et de chaque classe et sur les manières d’accéder aux plus privilégié(e)s.
La scolarité devient avant tout une compétition et plus particulièrement une « course de vitesse », d’où l’insistance de certains parents pour que leur enfant apprenne à lire avant l’entrée au CP, qu’il saute une classe où qu’il accède sans délai aux études supérieures les plus valorisées. On observe ainsi des phénomènes de surenchère, y compris chez les parents qui bénéficient des filières les plus favorables pour leurs enfants : ajout de devoirs supplémentaires, cumul d’activités extrascolaires à visée pédagogique ou culturelle, anticipation du programme de l’année suivante, etc. Les professionnels de l’enfance constatent ainsi des effets de « burn out scolaire » chez des enfants : épuisement, saturation cognitive, anxiété, diminution de l’estime de soi, troubles du sommeil, voire phobie scolaire.
Ce rapport à l’école est une source non négligeable de stress et de tensions relationnelles pour les familles d’aujourd’hui : conflits autour des devoirs, incompréhension des enfants face à des choix d’orientation imposés par les parents, stress occasionné par des temps de transports quotidiens plus importants liés à un changement d’établissement, perte des repères et des amis entraînée par un déménagement visant à changer de zone scolaire, etc.
Ce contexte concurrentiel affecte également rien de moins que le rapport aux savoirs que nous transmettons à nos enfants. Les parents et les enseignants ne s’aperçoivent pas toujours qu’ils désenchantent eux-mêmes la scolarité aux yeux des élèves en se focalisant sur leurs notes et en les enjoignant de choisir telle ou telle option (l’allemand, la classe européenne, la classe à horaires aménagés musique…), non pour son intérêt intrinsèque, mais pour être dans la « bonne classe » ou le « bon établissement ». Les élèves ne sont pas dupes de cette logique et développent eux-mêmes un abord utilitariste de l’école (bachotage, rationalisation du travail, désintérêt pour les matières à faible coefficient, minimisation de l’implication personnelle, etc.), qui, étonnamment, scandalise les adultes qui le leur ont transmis. Les conflits familiaux autour de la scolarité n’en sont que renforcés.
De la mauvaise conscience au débat public
Alors que l’inégalité de notre système scolaire est bien documentée et parfaitement connue des chercheurs, alors qu’elle apparaît comme une évidence aux yeux des familles, elle est encore trop peu abordée dans le débat public et les médias. Cette omission tient peut-être au fait que ce sujet nous met mal à l’aise. Nous sommes nombreux, parmi les Français des classes moyennes et supérieures, à nourrir une mauvaise conscience vis-à-vis de ce problème, que ce soit parce que nous avons nous-mêmes tiré profit du système dans notre propre scolarité (en bénéficiant des classes ou des écoles favorisées) ou parce que nous en faisons profiter nos enfants (en choisissant les bonnes options, en obtenant des dérogation à la carte scolaire, en ayant recours au privé, etc.).
Chacun de nous peut être confronté à un conflit interne douloureux entre le citoyen, qui peut chérir des valeurs de justice et d’universalité du service public, et le parent, qui souhaite le meilleur pour son enfant et qui veille à préserver son avenir. Dans les grandes villes, où les établissements et les classes sont polarisés, beaucoup de parents se sentent acculés à des choix ou à des stratagèmes qui contredisent leurs principes. Ce dilemme moral est particulièrement vif chez les enseignants, qui peuvent être tiraillés entre les idéaux de leur métier et la tentation de mettre à profit, pour leurs propres enfants, les rouages favorables d’une institution qu’ils connaissent mieux que quiconque.
Face à un système scolaire inégalitaire et anxiogène, il serait vain d’attendre des parents qu’ils renoncent à des stratégies dont on sait pourtant qu’elles aggravent le problème. Les réformes paramétriques qui sont régulièrement avancées par le ministère de l’Éducation nationale provoquent généralement chez eux une forte défiance, même si elles sont justes, car elles apparaissent comme une nouvelle source d’insécurité. Dans ce domaine, aucun changement n’est possible sans l’implication des familles, des intellectuels et plus largement du grand public. Il est ainsi de notre responsabilité collective de nous saisir de ces questions et de les mettre en débat.
[1] www.oecd.org/pisa/
[2] Georges Felouzis, Les Inégalités scolaires, PUF, 2e éd., 2020.
[3] Agnès Van Zanten, Choisir son école. Stratégies familiales et médiations locales, PUF, 2009.
[4] Georges Felouzis, Christian Maroy, Agnès Van Zanten, Les Marchés Scolaires. Sociologie d'une politique publique d'éducation, PUF, 2013.
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